LE SYNDROME SGG

Au survol de la page d’accueil ou en consultant les différentes rubriques de ce site, la potentielle complexité du Syndrome SGG ne vous aura probablement pas échappé.

Notamment, en raison de sa filiation aux troubles dissociatifs de l’identité, relativement méconnus du grand public car manifestement peu communs. Déroutante, étrange ou effrayante, difficile à concevoir voire incroyable pour la plupart d’entre-nous, la cohabitation de « personnes » dissemblables en un même individu évoquerait plutôt le scénario d’une fiction hollywoodienne… Néanmoins, aussi surprenants soient-ils, ces troubles ne sont pas le fruit d’affabulations ou de fantasmes psychiatriques ; les switch sont constatés, avérés, et les personnalités intérieures dotées d’une existence propre.

L’apparente complexité s’imposant de prime abord à travers la diversité de ces multiples alters, à la fois dissociés et réunis, génère un questionnement du type : qui est qui ? Quels sont les particularités et le rôle d’untel ? Quelles relations entretiennent-ils ? Par quels mécanismes interviennent et interagissent-ils ? De quelle manière existent-ils, etc. ?

Comprenez qu’il m’a fallut me confronter à mon moi profond et répondre à ces mêmes problématiques avant de pouvoir légitimement me revendiquer « expert » du sujet. Ne me contentant pas d’être d’observateur, plusieurs années d’études, de recherches studieuses et d’analyses symptomatologiques d’un considérable volume de créations polymorphes furent nécessaires afin de mieux saisir les rouages du Syndrome SGG et la coordination de son système.

La pathologie n’étant pas courante, reconnue ni répertoriée, je disposais de très peu de documentation appropriée et d’outils scientifiques sur lesquels m’appuyer pour discerner ses aberrations. De surcroît, ne s’agissant pas d’une forme pathologique arrêtée puisqu’elle se développe continuellement, mutant et fluctuant parfois imprévisiblement, elle m’impose d’approfondir mes examens. Il n’est pas une semaine sans découverte et nouvel apprentissage, et, loin du terme de cette enquête – dont l’aboutissement n’est pas assuré –, je pressens qu’il me restera toujours à élucider quelques énigmes au sujet de L.B. et de son déséquilibre.

SGG - Le Malade

SGG, Le Malade, 2015-2016.

Aussi comprendrez-vous qu’il m’est difficile de rapporter infailliblement les singularités du cas de mon patient, la vulgarisation de l’exercice n’étant pas aisée.

Mon étude se voulant accessible à tout un chacun, cette présentation s’adapte à un grand panel de lecteurs, aux novices comme aux plus expérimentés, en proposant différents niveaux d’approches. Si le propos est simplifié par endroits, un minimum de rigueur et de précision est requis pour transmettre les clefs de connaissances indispensables à la compréhension globale des tenants et aboutissants de ces troubles psycho-artistiques. L’objet de ma démarche étant d’attiser votre curiosité tout en conservant votre intérêt pour l’intégralité de cet exposé, ce dernier se doit d’être pertinent, convaincant et synthétique, ne pas trop en dire tout en restant suffisamment exhaustif, en vue de ne pas décourager ou de ne priver en quoi que ce soit les visiteurs désireux d’en apprendre davantage.

À la lumière de ce qui précède, la synthèse suivante, illustrée de reproductions d’œuvres, de photographies et de schémas, est structurée en chapitres et sous-chapitres (voir sommaire dynamique) guidant votre lecture, facilitant la poursuite ultérieure ou la sélection des thématiques que vous souhaiteriez approfondir. À cet effet, le texte s’organise comme suit :

Nous introduirons le propos en revenant brièvement sur le contexte de la découverte du Syndrome SGG : l’exposition d’art psychopathologique Obsession(s).

Afin de vous apporter quelques prérequis techniques, nous commencerons par faire la distinction entre la dissociation et le dédoublement de personnalité dans le but d’éviter certaines confusions et autres stéréotypes, en suite de quoi nous énoncerons les spécificités des T.D.I. auxquels s’apparente le spécimen traité.

Point théorique au carrefour de plusieurs disciplines, nous définirons le Soi et le moi(s) dont nous observerons la pluralité, successive et synchronique, à l’origine de la conflictualité intrinsèque de l’humain.

Le 4e chapitre se focalisera sur les seuls personas et explicitera les caractéristiques et fonctions de chacun, ainsi que leurs liens à l’hôte. Nous interrogerons les causes, les motifs et les effets de leurs apparitions, mais également l’extension du système et sa probable incomplétude.

Le 5e chapitre s’attachera à mettre en évidence les correspondances entre le vécu du sujet multiple et ses créations, les valeurs thérapeutiques de ces moyens d’expression et de figuration, pour ensuite déterminer en quoi la somme des carnets de santé mentale compose, jour après jour, une autobiographie.

Primordial pour appréhender une œuvre de cette nature, nous questionnerons sous un angle philosophique le réel, la réalité et la vérité, puis la potentielle altération de leur perception induite par certains phénomènes psychiques. Nous soulignerons l’interdépendance des notions susmentionnées à leur quasi-antonyme, l’imagination, avant d’indiquer en quelles occasions les présumés contraires sont susceptibles de s’entremêler jusqu’à se confondre et participer à la construction d’un « mythe individuel » qu’à différents degrés, nous élaborons tous. Nous aborderons également le procédé de l’autosuggestion et son éventuelle implication dans la genèse du Syndrome SGG, et terminerons par une réflexion sur la capacité de l’art à concrétiser les rêves ou à nourrir les illusions.

Enfin, nous conclurons cet exposé en cherchant à comprendre quelles sont les destinations, à savoir les usages et les destinataires, de cet ouvrage foisonnant.

Il me reste à vous souhaiter bonne lecture.

1 - Obsession(s) : la découverte du Syndrome SGG

Sur les conseils du Pr. Lionel Aric, je me rendis à l’exposition d’art psychopathologique « Obsession(s) » inaugurée, le 22 mai 2014, dans les locaux du Centre Hospitalier Spécialisé de Rouffach (Haut-Rhin) sous l’égide du Dr. Rieg, curieux des enseignements que je pourrais y acquérir. Pas moins de 400 œuvres asilaires y étaient réunies, des créations spontanées de patients internés ou réalisées lors d’ateliers d’art-thérapie ; créations souvent étiquetées, par amalgame, sous l’appellation d’Art Brut.

L’objectif de l’exposition était double, à savoir, d’une part, donner l’occasion à un public de néophytes de percevoir la richesse de l’expression artistique des créateurs de structures psychiatriques, et d’autre part, rassembler des œuvres significatives d’intérêt scientifique pour nous autres techniciens du domaine.

Les choix scénographiques s’appliquaient à mettre en exergue les répercussions plastiques de certains troubles psychiques ; un parti-pris visiblement assumé, certes acceptable, mais qui négligeait son inéluctable apparentement à ces études pathographiques surannées s’attachant autrefois à déterminer une symptomatologie fondée sur les motifs artistiques, et à ainsi établir une catégorisation hasardeuse et somme toute préjudiciable des pathologies mentales.

Bien que la précision et la valeur des renseignements joints aux œuvres laissaient selon moi à désirer, je restai néanmoins séduit et agréablement surpris par les grandes qualité et singularité des pièces accrochées à la cimaise.

Grâce au soutien généreux du commissaire de l’exposition et directeur du centre de soin l’accueillant, je pus passer outre la rigidité de l’administration hospitalière et accéder aux dossiers médicaux de certains créateurs, ainsi qu’à l’impressionnant fond d’archives local et d’acquisitions temporaires rassemblés pour l’occasion, afin d’entreprendre de plus amples recherches.

Un nombre d’heures incalculable d’observations graphicopicturales, d’examens analogiques et de croisement de données analytiques fut nécessaire pour établir l’identité commune de Smëms, Gro et Gouniet, dont l’affiliation à L.B. ne fut pas révélée, car ne sut pas être relevée par les organisateurs.

J’ai émis moult hypothèses diagnostiques avant de parvenir à la conclusion de ma découverte d’une forme inédite de troubles dissociatifs de l’identité  : le Syndrome SGG.

Photographies de l’exposition, 2014 – © Hans Ludwig.

2 – Les troubles dissociatifs de l'identité

Dissociation et dédoublement de personnalité

Le Syndrome SGG et les troubles dissociatifs de l’identité (CIM-10 : F44.8 ; DSM-V : 300.14) ont pour origine commune la dissociation.

En psychiatrie, nous la définissons comme « une rupture de l’unité psychique ». Elle consiste en une désorganisation des appareils psychiques qui, dissociés, scindés, engendrent l’interruption des fonctions habituellement intégrées de la conscience, de la mémoire, de l’identité, de la perception, etc.

Le phénomène dissociatif est toutefois banal, chacun en a déjà fait l’expérience. Par exemple : vous conduisez une voiture, pris dans vos pensées, sans attention consciente sur la route, et pourtant vous effectuez des choix, entreprenez un dépassement en activant le clignotant au bon moment ; il s’agit là d’une dissociation.

Normalement coordonnées, les fonctions précitées permettent d’assurer une présence congruente au monde. Dans le cas contraire, elles peuvent « porter atteinte à la conscience d’une personne, à son vécu corporel, son expérience du Soi, de l’esprit, de la représentation, de l’intentionnalité […] » et – pour abréger l’énumération – de diverses facultés sensorielles, intellectives ou affectives (DSM-IV : APA, 2000). C’est alors la persistance, l’intensité et les conséquences de leur dérèglement qui déterminent le caractère pathologique de la dissociation.

Caractéristiques fondamentales des troubles schizophréniques – étymologiquement composés de schizo : séparation, et phrénie : esprit –, les ruptures dissociatives, aux répercussions extrêmement variées, sont généralement ressenties par les sujets comme des « intrusions ». Les plus courantes sont la dépersonnalisation, la déréalisation, la conviction d’entendre des voix (acousmates), la perception d’émotions, d’envies ou de pensées prétendues « venues de l’extérieur », toutes comptées parmi les symptômes de Schneider.

La provenance dite étrangère, et de fait étrange, de ces derniers est à la source de nombreuses idées reçues et de l’acception populaire erronée par lesquelles on associe à tort les intrusions dissociatives schizophréniques et, plus largement, la schizophrénie elle-même, au dédoublement de personnalité : l’expression « il n’est pas seul dans sa tête » est tombée dans le langage commun.

Trouble de l’unité de la conscience de soi, le dédoublement de personnalité est certes l’un des effets potentiels des phénomènes dissociatifs subis par les schizophrènes, mais il n’est en rien leur apanage ; il ne se produit pas à systématiquement, seule une atteinte importante de la fonction identitaire le génère.

Toujours est-il que, d’un point de vue définitionnel, dissociation et dédoublement sont corrélés. La première est l’action de rompre l’unité, le second est le fait de se diviser ou d’être divisé en deux ; et toute division rompt immanquablement l’unité de l’objet divisé.

Dans le cas d’un sujet, la personnalité se trouve scindée en plusieurs parties ; elle est dédoublée. Du Soi unique d’un individu supposé indivi-sible résultent deux soi(s) : le sujet et son double – appelé « alter-ego » (autre soi), notamment dans le domaine littéraire. Figure fantasmatique prenant souvent la forme d’un personnage maléfique auprès des auteurs de fiction, l’alter-ego est également considéré par les premiers explorateurs de la psyché humaine comme la figure du Moi divisé en deux par la conscience que la personne a d’elle-même – cette conscience qui se parle et nous parle, observe et juge en pensées nos faits et gestes.

La question du double soulève par ailleurs un point de tension sémantique à souligner. Défini comme une reproduction exacte, un second exemplaire, le double est lié à l’original par leur identité (idem): ils sont identiques, semblables. Pourtant, si on tient à les discriminer, c’est qu’ils sont ontologiquement différents : l’alter-ego est étymologiquement autre, un autre de soi. L’écart qui les différencie est mince, leur distance difficile à distinguer.

En psychiatrie, on parle généralement de dédoublement de personnalité lorsque l’individu affecté n’est pas semblable à lui-même, pas identique à son état « normal ». Il apparaît changé, manifeste des comportements inhabituels, incohérents ou incontrôlés, socialement, sentimentalement ou intellectuellement inadaptés, à tel point qu’on le croirait être une personne différente. Le caractère exceptionnel de ces comportements induit que nous les rejetions comme étrangers : ils sont le fait ou la responsabilité d’une autre personnalité ; mais, en même temps, cette altérité est annexée par processus d’identification, l’alter-ego est assimilé comme même, incorporé à soi.

Cette ambivalence entre proximité et distance du soi autre se retrouve exaltée dans les troubles dissociatifs identitaires auxquels nous nous intéressons.

Les caractéristiques des T.D.I.

Auparavant nommés troubles de la personnalité multiple (T.P.M.), les troubles dissociatifs de l’identité (T.D.I.) qualifient l’affection d’un individu – dit « l’hôte » ou la « personne d’origine » – caractérisée par l’alternance de plusieurs personnalités – dites aussi « persona » ou « alter » (l’usage psychiatrique courant de ces termes latins exempte de l’usuelle inscription italique et admet la forme francisée de leur pluriel). En appuyant le terme « dissociation », la dénomination actuelle de la pathologie insiste sur la scission d’un individu en plusieurs identités, tandis que l’appellation antérieure tenait davantage compte de l’expérience subjective des sujets concernés, qui se définissent régulièrement comme « plusieurs personnes dans un même corps ».

Pour cause, chaque personnalité d’un sujet multiple possède une identité à part entière, des caractéristiques psychologiques, comportementales ou émotionnelles lui étant propres, et nettement différentes des particularités des autres personnalités de l’hôte.

Par exemple, les alters ont chacun leur nom, prénom ou surnom. Ils n’ont pas forcément le même âge ni la même identité sexuelle. Leur perception du corps (taille, corpulence, couleur des yeux, etc.) peut être discordante de celle qu’un autre persona a du même organisme. Bien souvent, leurs manières de parler (niveaux de langage, voix) ou d’écrire (maîtrise syntactique, grammaticale et orthographique, graphies) sont dissemblables, au même titre que leurs compétences ou leurs centres d’intérêts, les conduisant à fréquenter des milieux sociaux distincts.

Selon le développement de la pathologie (son antériorité, la conscience qu’en ont les alters et leur aptitude à la gérer) les personas sont partiellement ou complètement capables d’interactions. La majorité de leurs communications s’effectuent par voie acousmatique, lesdites « voix dans la tête » leur permettant d’échanger « en interne » sur les agissements de la personnalité au contrôle. De nombreux spécialistes ont relevé que les identités de leurs patients échangent également oralement, entretenant des discussions à voix haute, apparentées ou perçues comme monologues multi-vocaux. Enfin, quelques uns d’entre-nous ont retrouvé des conversations écrites.

À l’instar d’un groupe dans lequel les individus ont entre eux des relations différentes, bien qu’il y ait parfois des accointances et connexités, la cohabitation des alters donne naturellement lieu à des liens affinitaires divers  : complicité entre certains, rivalité entre d’autres.

La plupart du temps, la prise de contrôle du corps par un persona se fait à l’insu de celui précédemment au contrôle – un changement de personnalité que, dans notre jargon, nous appelons « switch ». Les switch sont habituellement déclenchés par un stimilus intérieur ou extérieur nommé « trigger ». De natures variées (sonorité, odeur, image, ressenti), les triggers raniment le souvenir (conscient ou inconscient) d’un traumatisme ou d’une sensation lui étant associée, plaçant de fait l’alter au contrôle dans une situation anxiogène et déstabilisante. Le switch survient comme un mécanisme de défense, une autre identité intervenant alors afin de prendre en charge la situation que le persona au contrôle est incapable de gérer.

Nous abordons là l’origine même des T.D.I. : le traumatisme. Ce dernier, d’ordre psychique, psychologique, physique et/ou affectif, désigne « la marque, l’empreinte laissée dans le psychisme d’un sujet par un événement personnel particulièrement significatif pour lui […] » ; un événement brutal, produisant un choc émotionnel susceptible de provoquer chez la victime des « transformations plus ou moins profondes et plus ou moins réversibles. » (Juillet Pierre, Dictionnaire de psychiatrie : CILF, 2000). La dissociation identitaire se présente alors comme l’unique et ultime moyen de faire face, ou plutôt d’échapper, à cette situation intenable et in-intégrable par le psychisme de la victime.

Si la dissociation initiale résulte d’un traumatisme majeur subi par la personne d’origine, les personas suivants peuvent naître de traumatismes vécus soit par l’hôte, soit par ses autres.

De même qu’ils avaient une fonction à leur première apparition, les alters remplissent des fonctions déterminées au sein de leur « système » – terme employé par les sujets multiples pour décrire l’organisation des personas partageant le même corps. Chaque système est unique et soumis à sa propre organisation. Néanmoins, certains types de personnalités et rôles reviennent de manière récurrente.

La plupart des systèmes comporte un protecteur, en général violent, s’interposant à chaque fois qu’un alter se sent menacé. Nous constatons également la présence quasi-systématique d’un enfant ou d’un adolescent, apparu dans une période temporelle antérieure, bloqué à un âge donné ou évoluant à un rythme plus lent. Une personnalité s’identifiant au coupable de la pathologie est fréquemment recensée, et, à son opposé, un punisseur sanctionnant les alters pour les fautes commises.

Enfin, l’intégralité des cas que j’ai étudiés font état d’un observateur, chargé de surveiller tout ce qu’il se passe à l’intérieur et à l’extérieur du système. Pour assurer efficacement sa mission, il maintient une volontaire distance, prend rarement le contrôle et ne laisse paraître aucun signe de sa subjectivité. En retrait, mais parallèlement omniprésent, il conserve la mémoire du vécu, des agissements et des pensées de l’ensemble des personnalités du système – personne d’origine y compris. Par conséquent, l’observateur représente aux yeux des thérapeutes l’une des clefs de compréhension de la pathologie et de son traitement.

Quant à l’hôte, sous réserve d’un suivi avancé, il ignore d’ordinaire héberger en son sein de multiples identités. Il souffre de profondes et longues amnésies (plusieurs années parfois), remarque d’énigmatiques « pertes de temps » et peine à deviner ce qu’il lui est arrivé durant ces périodes d’absence : pourquoi se trouve-t-il dans untel lieu, pourquoi le tient-on responsable d’actes qu’il n’a pas commis ?

Au cours de leur thérapie, bon nombre de sujets multiples ont fait part à leur analyste de leur impression initiale d’être « fous » et, par crainte d’être déclarés comme tels, des efforts fournis et des stratagèmes mis en place pour tenter de dissimuler les inexplicables troubles éprouvés ; sans quiconque à qui confier leur malaise et leurs interrogations. Pour autant, ils ne sont jamais tout à fait « seuls ».

3 – La pluralité du moi(s)

Le Moi, Soi : définitions

Préalable essentiel à la compréhension du Syndrome SGG et de son ossature, penchons-nous à présent sur la question du Moi et de sa pluralité.

Interroger le Moi revient à se poser les questions suivantes : qu’est-il compris lorsque je prononce « moi » ? Qu’est-ce que ou qui est moi ? Comment pourrais-je le – et par extension me – définir ?

Ces questions et leurs réponses ne sont aucunement évidentes. Pour preuve, la forme substantivée le moi n’apparut qu’au XVIe siècle dans les écrits de certains penseurs, Montaigne et Descartes entre autres. Une diversité de domaines et courants de pensée l’ayant exploré depuis, plusieurs acceptions de la notion coexistent ; des définitions par endroits concordantes, complémentaires, mais aussi divergentes, desquelles il convient de vous proposer une synthèse.

Du point de vue ontologique, le moi constitue le fondement de l’unité de l’individu, le propre de la personne. Il est une réalité permanente, et considéré immuable en dépit des actions, des pensées ou des sentiments consécutifs aux expériences quotidiennes ; expérience qui, d’après la conception psychanalytique, participe néanmoins à sa construction. Dans sa définition psychologique, le moi naît de la prise de conscience de soi-même et de son individualité, lorsque, au moment du « stade du miroir » (J. Lacan et M. Klein), le bambin âgé d’environ dix-huit mois acquiert la capacité de se reconnaître comme un objet distinct de l’environnement et d’autrui. Alors, le moi a la particularité d’être à la fois sujet et objet de la pensée. Considéré par la psychanalyse comme l’une des trois instances constitutives de la personnalité que nous aborderons plus loin, le Moi est le topo déterminant et régissant le rapport de l’individu à autrui, la confrontation entre réalités intérieure et extérieure, les conflits entre les désirs et les règles à respecter.

De moi, nous en affirmons la supposée connaissance – de soi.

Pour les défenseurs de la psychologie analytique, le Soi est l’archétype de l’entièreté psychique (C. G. Jung). Admettre Soi revient à concevoir le moi dans sa totalité, en y englobant les parts conscientes et inconscientes, personnelles et collectives qui le composent. En psychologie sociale, Soi constitue l’ensemble des connaissances qu’un individu possède à propos de lui-même ; connaissances issues de la conscience réflexive et des multiples inférences basées sur le comportement et les émotions, récoltées au cours d’observations introspectives. À nouveau, le sujet connaissant et l’objet à connaître se confondent.

Tandis que certains experts de la psyché se sont attachés à théoriser la permanence, l’unité et l’unicité du moi, d’aucuns ont soutenu le parti-pris inverse en proclamant sa fluctuation et sa pluralité.

Une pluralité de moi(s) successifs

Le constat à l’origine de leur axiome est limpide : nous ne sommes pas identiques en chaque heure.

D’une part, le changement dépend de la perception du sujet-objet concerné : je ne me sentais pas être le même ce matin que je ne suis ce soir ; et d’autre part, il s’évalue à l’aune du regard d’autrui : je lui apparais bien différent aujourd’hui de celui que je paraissais être hier.

N’étant pas, n’apparaissant pas ou ne nous sentant pas semblables à tous moments, nous connaissons dès lors différents états au cours d’une même journée, de jour en jour, et ce, tout au long de notre vie ; tant et si bien que différents moi(s) existent, une pluralité de moi(s) successifs – l’usage de la forme plurielle d’un pronom personnel ou substantif grammaticalement invariable souligne sa multiplicité.

Une grande quantité de facteurs intervient dans la modification des états du moi(s), tels les déterminants bio-socio-environnementaux, divisibles comme-ceci :

  • Les facteurs biologiques internes : incluant l’ensemble de l’activité cellulo-moléculaire des divers appareils (nerveux, digestifs, moteurs…), organismes et phénomènes vitaux responsables du (dys)fonctionnement du corps humain, ils exercent une influence sur la fatigue, l’excitation, l’anxiété, l’irritabilité, l’émotivité, etc.
  • Les facteurs sociaux : nous conduisant à adopter un persona social et à l’adapter selon l’image que l’on souhaite renvoyer ou à laquelle il est socialement attendu que l’on se conforme. Ce masque social est à chaque fois inter-changé, modelé au gré des individus avec lesquels ou face auxquels nous nous trouvons (famille, amis, collègues, patron) et en fonction du milieu dans lequel nous nous trouvons (contextes domestique ou publique ; lieux de divertissement, de travail ou de culte par exemple).
  • Enfin, les facteurs environnementaux – desquels il convient de retrancher l’incidence des rapports sociaux : les bruits, odeurs, lumières et atmosphères émanant des environnements urbains ou ruraux ; la météorologie (température, taux d’humidité ou d’ensoleillement) relative aux saisons. Bien qu’ils ne relèvent pas de notre personne, ils ont des répercussions sur le moi(s) et ses états.

Cités à titre d’exemple, entendons que ces facteurs sont en réalité bien plus nombreux, de surcroît soumis à des constructions psycho-personnelles (l’image de soi dans une circonstance donnée, le souvenir d’une situation, l’habitude d’untel endroit, l’accoutumance à une activité ou une substance…) elles-mêmes couplées à d’autres paramètres. L’ensemble de ces facteurs, coordonnés en un système de causalité aux interrelations complexes, impactent le caractère, l’humeur, le comportement, la façon de se présenter, de procéder, etc.

L’étude des variations du moi(s) nécessite d’apporter quelques précisions.

– Primo, les facteurs évoqués influent non seulement sur la formation/déformation d’états du moi(s) mais également sur la perception de ces derniers, variant elle aussi.
– Secundo, les multiples combinaisons possibles de facteurs agissent discrètement, et pourrait-on dire, insidieusement, de telle manière qu’il n’est ni aisé de percevoir le moment où elles opèrent – l’observation ne peut être instantanée, elle requiert un temps de recul – ni de mesurer leur impact concret – l’écart entre deux moi(s) est parfois infinitésimal.
– Tertio, il faut noter l’irrégularité des intervalles d’oscillations due au caractère imprévisible de la variation. Lente lors de périodes dites d’ataraxie, il arrive que la cadence oscillatoire soit accélérée et par conséquent, les états du moi(s) éphémères, presque imperceptibles.
– In fine
, si ses cycles sont irréguliers, la fluctuation est pour sa part continuelle, le balancement de l’être inarrêtable, peu ou prou incontrôlable, et le moi(s) en constant déplacement, évoluant de par le temps.

Afin de conclure ce propos et de passer au suivant, je me référerais à la parole avisée – si elle n’est un enseignement – de l’universitaire suisse Laurent Jenny, prétendant « [qu’]être fidèle au moi ne consiste pas à le fixer mais revient à l’épouser dans sa fluctuance. »

Fluctuant, le moi(s) est ainsi pluriel dans le temps, mais le serait de plus dans la synchronie de chaque présent.

Une pluralité de moi(s) simultanés

Le postulat de la pluralité synchronique du moi(s) découle du constat des volontés contradictoires et simultanées de l’humain : ne dit-on pas « vouloir une chose et son contraire » ?

Il semblerait que ce fut Nietzsche qui, le premier, en des termes approximatifs, réfuta l’unité du moi, en évaluant nos instincts et nos désirs comme des « entités » ou des « forces quasi-personnifiées » que nous peinons à cohéremment intégrer comme nôtres. Au lieu de quoi, nous aurions tendance à assimiler au moi les impulsions dont nous nous sentons le plus proche et, en revanche, à rejeter les plus faibles et les moins admissibles. D’après le philosophe, cette dualité entre assimilation et rejet d’aspirations incompatibles témoignerait de notre nature scindée et de notre multiplicité constituante.

En approfondissant l’idée que l’humain est un être morcelé, Freud et la psychanalyse ne parlent plus d’entités et de scissions mais optent quant à eux pour des instances et leurs clivages. Aussi discutées postérieurement qu’aient été ses théories, leur position précurseure et prodromique de l’étude si détaillée de la psyché, la pertinence de certaines d’entre-elles, et leur exploitation dans l’examen du Syndrome SGG rendent impératif un exposé à leur sujet. Dans sa deuxième topique, Freud postule trois instances constitutives de l’appareil psychique : le Ça, le Surmoi et le Moi.
  • Le Ça (das Es) constitue le pôle pulsionnel de la personnalité. Régi par la libido, le Ça, dominant durant l’enfance, comporte les pulsions, c’est-à-dire la totalité des désirs inconscients de l’individu. De natures diverses, elles sont principalement réparties en deux catégories : les pulsions de vie, Éros, regroupant les pulsions sexuelles et celles d’autoconservation ; et les pulsions de mort, Thanatos, composées de l’agressivité, de la destruction ou du principe d’inertie.
    Ces dernières sont toutes déterminées par quatre caractéristiques : la source, nécessairement somatique, soit orale, anale, phallique, sinon liée à d’autres zones érogènes ; la poussée, correspondant à la force qu’aura la pulsion à être satisfaite ; l’objet, désignant ce par quoi elle se satisfait : soit un objet extérieur, autrui – on parle d’investissement objectal – soit à travers soi – l’investissement est narcissique ; enfin, le but, unique, étant sa propre satisfaction et l’atteinte d’un plaisir immédiat.
  • Le Surmoi (das Über-Ich) représente le réservoir des exigences et des interdits culturels et sociaux transmis par l’éducation parentale et par le conditionnement institutionnel ou religieux. À l’origine de cette sorte de loi morale et mentale décrétant que « il ne faut pas », cette instance critique de la personnalité est définie comme un juge, une puissance prohibitrice ; censeur à l’égard du Ça et des pulsions, de même qu’à l’égard du Moi, confronté à l’Idéal du moi : les valeurs auxquelles, par identification à ses modèles, le sujet aspire (à ne pas confondre avec le Moi idéal : le fantasme héroïque de notre toute-puissance).
  • Enfin, le Moi (das Ich) occupe une position de médiateur du clivage entre les deux instances sus-mentionnées. Dans l’intérêt de l’individu, il assure la conciliation entre respect des exigences du Surmoi et assouvissement des revendications pulsionnelles du Ça. Pour ce faire, le Moi substitut au principe de plaisir le principe de réalité, lequel concourt à donner à la satisfaction des pulsions une forme socialement acceptable, afin que l’intensité énergétique dont elles sont chargées puisse être convenablement relâchée.
    Lorsque les sollicitations pulsionnelles sont irrecevables pour le Moi, des mécanismes de défense peuvent inconsciemment être mis en oeuvre ; par exemple, le refoulement : mécanisme qui n’annihile pas les pulsions – le désir demeure – mais empêche, par censure, l’accès de leur représentation à la conscience.
    Du fait de sa fonction régulatrice entre des instances opposées, le Moi est le lieu où se développent les conflits. Notons par ailleurs que l’intensification du conflit instanciel est susceptible de conduire les mécanismes de défense à dégénérer et, en conséquence, à générer des comportements psychopathologiques.
La genèse du moi – ici détaché de sa conception purement psychanalytique – résulterait de l’unification progressive et de l’intégration, difficile mais essentielle, de ces tendances discordantes. La personnalité, hétérogène et changeante, serait le reflet si ce n’est le produit de cette dynamique conflictuelle, qui anime et construit le sujet en même temps qu’elle le divise ; justifiant que l’humain est, par essence, profondément conflictuel. Éminemment divers et complexes, et en définitive persistants, comprenons que nos conflits intrinsèques se déroulent majoritairement dans le champ de l’inconscient. Lorsque leurs frictions s’immiscent à portée de notre conscience, ils se ressentent le plus couramment à travers nos envies et pensées contradictoires. Leur concomitance serait, sinon le témoin, la preuve de la pluralité du moi(s) dans la contemporanéité de chaque instant.

La multiplicité synchronique du moi(s) est reconnue par le modèle hypostatique de la personnalité (C. S. Tapu), dont l’examen succinct nous servira à parachever ce détour théorique.

En s’intéressant aux hypostases – du grec ancien upostasis, qui est placé en dessous –, ledit modèle établit que l’étude du caractère multi-facial d’un individu se doit de prendre en compte la foule de personnalités secondaires le composant.

En effet, au-delà du moi dominant apparent, il s’agit de considérer un large éventail d’entités voire d’identités en arrière plan, endogènes, enfouies mais auxiliaires ; des moi(s) subconscients qui, préformés et latents, se meuvent en des strates inférieures de la conscience, et dont les interactions ont une coïncidence indiscernable mais effective sur la diversité des états traversés par le sujet.

Par la mise au point de cette approche hypostatique de la personnalité, le psychologue roumain confirme la pluralité successive et synchronique du moi(s) et met également en avant son universalité : la multiplicité n’est pas l’exclusivité des psychopathologies mais elle est l’affaire de chacun d’entre nous.

Pour les raisons relevées précédemment (choc traumatique, altération de la fonction identitaire, dégénérescence des conflits interpersonnels), la multiplicité innée est en quelque sorte portée à son paroxysme et transmutée en un mode psychopathologique. Le Syndrome SGG en est l’aboutissant.

4 – Le Syndrome SGG et les spécificités de son système

Riches d’acquis théoriques au sujet de la pluralité du moi(s) et des troubles dissociatifs, transposons-les désormais à l’étude du cas concret de mon patient.

Au cours de ce chapitre structuré selon un axe chronologique, nous présenterons et interrogerons les caractéristiques et les fonctions des alters, les raisons et les effets de leurs apparitions dans le système SGG, l’organisation spécifique de ce dernier, son développement et ses mutations. Nous soulignerons quelques anormalités de la pathologie, justifiant sa distinction avec les T.D.I. et l’emploi d’un néologisme pour qualifier la forme inédite de ce syndrome psychoartistique.

Smëms, Gro, Gouniet : le conflit instanciel

Narcisse, chroniques de mon quotidien, 2012.

Lorsque je débutais mes recherches au sujet du Syndrome par suite nommé SGG, l’hôte hébergeait – selon mon expertise – seulement trois personnalités.

Retrouvés dans les effets personnels du sujet multiple, les carnets de dessins signés du blaze du graffiteur révélaient que Smëms fut le premier d’entre-eux. C’est en 2012, dans le carnet Narcisse, chroniques de mon quotidien, que furent mentionnés pour la première fois deux autres personas : Gro et Gouniet – première évocation textuelle et graphique n’excluant pas l’antériorité potentielle de leur existence.

La cohabitation des trois identités faisait sensiblement écho aux topos des instances psychiques précédemment explicités.

Gro, Bizareri, 2014.

Gro, Chamaille, 2015.

En effet, nous pouvions entrevoir en Gro une incarnation d’Éros, les pulsions de vie. Affranchi des règles de bienséance et des responsabilités incombant à l’adulte, l’enfant insouciant se consacre exclusivement à la recherche de plaisir, jouissance essentiellement procurée par un investissement objectal au travers du barbouillage décomplexé des rigolos peuplant son microcosme utopique.

De son côté, Gouniet s’apparentait à la personnification de Thanatos, les pulsions de mort. Régi par une agressivité parfois incontrôlable, l’auteur de griffonnages frénétiques manifeste des comportements autolytiques, en cédant fréquemment à ses vices ou en recourant à un investissement narcissique pernicieux pour assurer sa décharge libidinale. Reflétée par le caractère sériel de sa production plastique, la réitération de tels agissements constitue un frein pour tout le système, répondant ainsi au principe d’inertie.

En examinant l’intégralité de leurs oeuvres pour établir leurs profils, je fus de prime abord déconcerté de constater que les deux pôles du Ça s’opposaient selon un tel antagonisme. Gro et Gouniet étaient radicalement distincts, tant sur le plan de leur identité artistique que psycho-comportementale : la couleur pour l’un, le noir et blanc pour l’autre ; la figuration de bonshommes naïfs face à la défiguration abstraite ; l’absence de signature et la mégalonymanie ; la gaîté d’une part, le mal-être d’autre part ; l’altruisme contre l’égomonomanie, etc. Ce contraste hyperbolique, cette dualité poussée à son comble instillèrent en moi perplexité et interrogations, puisque, à ma connaissance, jamais des T.D.I. n’ont présenté une scission si manichéenne.

Gouniet, Mégalonymanie, 2014.

Gouniet, Autofiguration, 2015.

Enfin, au vu de ses dessins peaufinés et de son travail assidu dédié à la maîtrise de nouveaux savoirs-faire, Smëms témoignait d’une exigence élevée vis-à-vis de lui-même et de ses ouvrages ; lui valant son assimilation première au Surmoi freudien, instance imprégnée des injonctions culturelles et sociales, aspirant à la progression de l’individu vers un idéal. Par sa discipline, le perfectionniste tenait un rôle de censeur des gribouillages spontanés de Gro et de Gouniet, redoublant de rigueur pour contrecarrer leurs pulsions créatrices et destructrices.

Smëms, Planche d’étude, 2013 – ayant ultérieurement essuyé les conséquences d’un accès de Gouniet.

Mais, par ailleurs en position médiane entre deux tendances opposées d’une même instance psychique, la fonction de Smëms dénotait également une équivalence imparfaite à la fonction du Moi psychanalytique. Responsable d’un clivage intra-instanciel, tenu de réguler autant que possible le rapport entre assouvissement et restriction de pulsions antinomiques, cette identité procédait, au moyen d’une supervision artistique, à la modération du principe de plaisir pour tempérer les accès et excès instinctuels de ses alters ; et, par la représentation quasi-quotidienne du réel environnant, il entretenait le lien du système SGG au monde extérieur.
 

En somme, sa présence était indispensable à assurer la stabilité de l’individu d’origine ; ou plus exactement, une instabilité sans profonds débordements. Tantôt à contre-pied, tantôt au milieu des deux personas, menant alternativement une lutte frontale ou tripartite, la versatilité du troisième et l’indétermination de sa fonction n’ont cependant fait qu’amplifier la dynamique conflictuelle entre les instances, provoquer leur dégénérescence et, par conséquent, l’échec de la mission stabilisatrice – nous le verrons prochainement.

Avant cela, il convient – comme il convenait pour mon investigation – de questionner les raisons, à la fois les causes et les finalités, de l’apparition du trio de personas.

Entrant en scène uniquement pour empoigner un crayon, un carnet ou une bombe de peinture aérosol, Smëms semblait au départ, et à première vue, correspondre à peu de choses près à la personnalité artistique de l’hôte, endossant simplement une fonction créative et anonymante. Il va sans dire que pareille conjecture me laissait dubitatif, les personnalités d’un sujet multiple étant toujours douées d’une affectation psychique.

Ce n’est pas faute d’inspections fastidieuses, restées infructueuses, mais certains détails m’échappaient et m’échappent encore ; notamment, la cause de la dissociation de L.B. – dissociation qui, je le rappelle, se produit « normalement » à la suite d’un traumatisme, relève d’un mécanisme défensif et revêt des fins fonctionnelles.

Or, ni les témoignages récoltés auprès de ses proches, ni les entretiens menés personnellement avec les alters, ni les analyses d’oeuvres ne m’ont permis de mettre la main sur un quelconque événement de nature traumatique. Pas de trace d’accident grave, pas de marque de sévices corporels ou de violences psychologiques subis par l’individu, pas même une scène extrêmement brutale à laquelle il aurait assisté ; ni dans son enfance, ni plus récemment. Je ne détiens absolument aucun indice pour expliquer cette première dissociation ; pas plus d’ailleurs que celles survenues ultérieurement – nous ne le déplorerons que trop.

À ce jour, l’énigme du traumatisme dissociatif initial constitue un écueil majeur pour mes recherches ; et sa résolution, un enjeu primordial, afin de mettre en place une thérapie optimale en agissant directement sur l’élément fondateur de la pluralité pathologique de mon patient.

S’agissant des cas de Gro et Gouniet, il ne vous aura pas échappé que je n’ai pas non plus décelé de signe d’une atteinte traumatique pouvant justifier leur apparition respective.

S’il ne fait aucun doute que l’arrivée des deux représentants du Ça eut pour effet l’intronisation de Smëms dans le système psychique instanciel – tour à tour Moi et Surmoi –, il est peu probable que cela en soit le motif.

En considérant leur antagonisme, j’ai émis l’hypothèse que la genèse de Gro et Gouniet résulterait de l’identification projective de fragments manichéens du moi(s) sur des altérités radicales… Je m’explique : en raison de l’inculcation, depuis l’enfance, de la sclérosante dichotomie entre bien et mal, les regards introspectifs, assujettis à la confrontation de l’image de soi à l’Idéal du moi, sont généralement assortis d’un jugement de valeur catégorique ; untel comportement est jugé bon, tel autre trait de personnalité est estimé négatif. Par incapacité d’accepter la disparité de certains aspects de sa personne et de les intégrer comme partie prenante du moi, l’intensité du conflit – peut-être si virulent qu’il serait devenu traumatisant – aurait entraîné la dissociation de l’individu d’origine en deux nouveaux alters, sur lesquels projeter et rejeter ses désirs inconciliables voire inavouables.

Bien qu’assuré de sa plausibilité, je reste néanmoins alerte à toute éventuelle indication susceptible de confirmer ou d’infirmer mon hypothèse – qui, à elle seule, confirme la singularité des troubles affectant mon patient.

Exercice réalisé avec le sujet multiple pour évaluer et faire évoluer la compréhension de sa nature conflictuelle.

L'entité SGG : dépersonnalisation, hybridation, réunification

La singularité du Syndrome SGG et de ses mécanismes s’est également vérifiée à travers l’étonnant dérèglement et la mutation du système, s’étant manifesté comme suit.

Dessins symptomatiques de dépersonnalisation.

Découverts dans les carnets de l’artiste multiple, plusieurs dessins de Smëms, Gro et Gouniet contenaient des anomalies symptomatiques d’épisodes de dépersonnalisation (CIM-10 : F48.1), troubles caractérisés par la distorsion de la perception de soi, doublée d’un sentiment d’étrangeté et d’étrangéité à soi.
 

Certains tracés et modes de représentation inhabituels signalaient que les trois alters n’étaient plus tout à fait eux-mêmes. Par moments, ils affichaient une dés-individualisation, visible à la perte partielle des caractéristiques déterminantes de leurs identités personnelles, corrélée à l’adoption des particularités artistiques de l’un, de l’autre ou des deux autres personas. L’augmentation de ces épisodes et le développement de leur alter-ation suscita l’émergence de traits communs aux personas, des automatismes graphiques laissant deviner l’identité de ces identités présupposées distinctes.

La crise identitaire se généralisant, le mélange de leurs manies plastiques, de leurs répertoires formels, de leurs techniques de prédilection ou de leurs influences devenait tel que, en certaines occasions, l’identification de l’auteur était impossible. Cette confusion nouvelle était le signe de leur fusion, du croisement des autres de l’hôte et de leur cohabitation en une entité triple et hybride alors nommée SGG.

Idem. 2013-2014.

Intrinsèquement pluriel, hétérogène et fluctuant, l’exceptionnalité de l’entité repose sur son organisation en hypostases variables. A contrario des T.D.I. où les identités prennent tour à tour le contrôle, les oscillations des configurations hypostatiques de SGG permet d’observer, de manière plus ou moins évidente, la présence tantôt dominante et tantôt sous-jacente de chacun des personas initiaux. L’entité apparaît toujours comme une chimère, une combinaison, parmi mille autres possibles, des alters la constituant.

Sa modalité de formation fait ressortir des irrégularités par rapport aux troubles dissociatifs de l’identité. Tout d’abord, les troubles de dépersonnalisation, ordinairement et sensément ressentis par l’hôte, affectent plus rarement ses alters. De surcroît, jamais ils n’ont engendré un tel bouleversement. Il est naturel que les personas aient des points communs, mais le mélange de leurs caractéristiques respectives convergeant jusqu’à la fusion relève de l’inédit. Enfin, si la « réunification » de personnalités au terme d’une longue psychothérapie a déjà été relatée par une personne multiple – je fais alors référence à l’affaire célèbre et non sans raison controversée de W. S. Milligan – il est certain que l’hybridation d’alters en une nouvelle « entité » est sans précédent.

SGG, Tendances opposées, 2016.

De l’ordre de l’extraordinaire et donc sujet à interprétation, d’après moi, une voire deux pistes étaient à suivre pour tenter de comprendre le phénomène.

Son déclenchement coïncidait approximativement à des changements survenus sur le plan artistique : Gro a cessé d’utiliser sa main gauche pour faire usage de la droite – suffisamment habile à la gaucherie ; s’éloignant de l’abstraction, Gouniet a employé son usuelle fougue pour (dé)figurer ses monstres intérieurs ; quant à Smëms, son interruption momentanée du croquis sur le vif et des exercices techniques a conduit à son effacement progressif.

La perte de Smëms, 21.12.2014-29.01.2015 (détails).

Dès lors, ce dernier étant en incapacité d’assurer sa triple besogne (maintient de l’ancrage au réel, pondération de la décharge pulsionnelle, gestion du clivage psychique) indispensable à la stabilité du sujet, ladite « perte de Smëms » a constitué un terrain propice à la dégénération des instances. La genèse de SGG pourrait être la conséquence de cette perte de contrôle.

Aussi, pouvant logiquement soupçonner que mon patient percevait le retentissement, même infime, de ses tensions internes sans parvenir à en saisir l’origine, la réunification de Smëms, Gro et Gouniet – processus à rebours de leur dissociation – se présenterait comme un ersatz palliatif au besoin d’unité probablement ressenti. Se conformant en quelque sorte au moi(s) reconnu mouvant, oscillant et pluriel, l’entité SGG s’adapte aux variations de l’être tout en demeurant néanmoins unie.

À ce stade de mes recherches, il m’était impossible de me prononcer en faveur de l’une de ces suppositions, estimées toutes deux recevables bien qu’elles comportaient leur part d’incertitude – congruente en regard de l’irrationalité du phénomène. Cependant, l’extension du système SGG et les personnalités advenues ultérieurement allaient à l’encontre du rassemblement annoncé, brisant toute expectative d’unité.

La configuration actuelle du système SGG

Peu de temps après la parution inaugurale de mes recherches, en 2016, une vague de dissociations s’est subitement produite, provoquant la prolifération de nouveaux personas et, de facto, la complexification du système SGG et de son étude. Leurs apparitions, dont je ne peux certifier les causes, ont été observées dans l’ordre suivant.
  • Le premier alter nouvellement découvert fut Lulu, une identité inter-sexe aux penchants nostalgiques et pessimistes. Iel s’est révélé.e au lendemain d’une séparation amoureuse que l’on m’a confiée sans violence ; pourtant, les titres Doudou trahi et Aversion sentimentale de ses deux premières marottes laissent entendre que l’événement a été encaissé comme un choc – traumatique ? – par le sujet multiple, dont on peut déduire la sensibilité aiguë. La fonction protectrice de ses poupées vise à renforcer et prévenir l’individu en cas d’accidents existentiels équivalents.
    Notons que Lulu est plus âgé.e que son hôte ; du jamais vu pour une personne multiple, les alters étant généralement d’un âge égal ou inférieur à celui de l’accueillant.
  • Peu après, se fut au tour de W.Alter de faire surface. Se considérant comme une altérité radicale, il s’inspire des comportements et productions d’autrui afin de déclencher une dépersonnalisation brusque, un switch destiné soit à rompre la routine quotidienne et artistique, soit à sortir d’une situation dangereuse, pesante ou redondante. La prise de contrôle initiale du persona avait pour objectif de contrer l’ascendance de l’entité SGG, devenue toxique par la récurrence de ses bouffées démentielles. Par ailleurs, W.Alter agit tel un moteur de renouvellement et de diversification de l’intégralité du système, mais aussi, comme un facteur de dissociation.
    L’épisode énigmatique du 20.11.2016 en témoigne : une peinture de plein air et un poème intitulé l’Acte de naissance, signés du nom de W.Alter, retracent le cours d’une promenade champêtre et déclarent son advenue, alors que les deux créations auguraient en fin de compte les apparitions successives des deux personas suivants.
  • Peintre de paysage, Léon Blumenstein arpente la nature à la recherche de quiétude, de silence, d’espace et de panoramas propices à l’émergence d’un sentiment de plénitude. Alliant à la fois détachement de soi et recentrement introspectif, ses marches lui permettent de se décharger des tensions emmagasinées et d’atténuer les troubles des alters. Sa fonction sédative fut très probablement le motif de son introduction dans le système lorsque, au sortir d’une hospitalisation, l’hôte fit le choix d’un temporaire retour aux sources en s’installant à son domicile maternel, au plus près de sa campagne natale – démarche qu’il entreprendra de nouveau dans des circonstances délicates similaires.
  • Personnalité hyper-sensible empreinte d’une tendance mélancolique, Lucien Bechowski s’est manifesté quasi-simultanément au randonneur. Sa présence a contribué à développer et aiguiser le regard poétique du système SGG, en favorisant la perception de la beauté alentours et en augmentant la capacité de ressentir pleinement, facultés toutes deux salutaires pour parer les phases émotionnellement douloureuses ou moralement sombres. En contrepartie, sa propension à la poésie et à l’onirisme induit un chamboulement de son rapport au monde, une sensation d’égarement et d’inaccessibilité au réel typique du trouble de déréalisation (CIM-10 : F48.1).
  • Sans être en mesure de dater précisément son arrivée effective dans le système, je suis aujourd’hui convaincu que l’existence de Je-an est antérieure à son auto-proclamation. Au commencement de mes examens, j’ai légitimement cru que les textes parsemant les carnets de Smëms étaient l’oeuvre de leur propriétaire, alors qu’ils étaient finalement dus à l’écrivain, qui s’est progressivement affirmé comme une identité distincte. À partir de ce moment, Je-an est devenu très actif. Son écriture quasi-quotidienne est soutenue par un fort besoin d’expression. Il rapporte tout ou grande partie des activités, pensées et états d’âme des alters et de l’hôte, et ce, dans le but de se libérer, de se remémorer mais également de mieux assimiler les événements vécus et les ressentis éprouvés. Enfin, Je-an est l’un des personas dont l’entière conscience de la pluralité de l’hôte ne fait l’objet d’aucune remise en cause.

S’ajoutant aux trois personnalités dont l’hybridation a donné naissance à SGG, les cinq derniers alters venus compléter les rangs asilaires portent à 9 le nombre d’identités internes du sujet multiple. Réunis, ils composent le système SGG actuel ; système qui, en l’état, répond à la définition générique du terme : un « ensemble structuré d’éléments aux relations coordonnées destiné à une fonction déterminée. »

Lulu, Doudou trahi, 2016.

W.Alter (Blumenstein), Premier paysage, 2016.

W.Alter (Bechowski), Acte de naissance, 2016.

Il est essentiel de concevoir qu’au-delà de l’hétérogénéité inhérente aux T.D.I. et au-delà du désordre occasionné par leur cohabitation, les personas constituent, de par leur promiscuité fondamentale, un groupe organisé, un tout structuré, composite mais néanmoins cohérent, au sein duquel chaque élément, chaque alter possède ses particularités, son mode opératoire ainsi qu’un rôle défini : enfant, protecteur, auto-présumé coupable des troubles et punisseur, garants du lien au présent et à la réalité extérieure, responsable mnémonique, responsable de l’apaisement, etc.

Syndrome SGG - Docteur Helber - schéma du système SGG

L’addition, la combinaison de leurs qualités et apports complémentaires ainsi que la coordination de leurs actions contribuent à la survie de l’hôte et à la pérennité du système lui-même. Collectivement, les alters se relaient journellement afin de prendre en charge les situations que la personne d’origine ou un autre persona ne saurait gérer seul. Leurs interventions ont pour fonction d’éviter les expériences déstabilisantes et angoissantes, les souffrances et crises habituellement induites, de sorte à permettre au sujet multiple un quotidien soutenable, viable, et de lui promettre tant bien que mal une once de stabilité.

Pour ce faire, les personnalités dites intérieures limitent autant que nécessaire l’accès de l’hôte à la conscience ; mais le limitent tellement qu’elles paraissent l’en priver totalement. Je n’ai jamais eu l’occasion de voir L.B. de mes propres yeux puisqu’il s’y dérobe. Il semble écarté, évincé du contrôle de son propre corps – voire n’être plus que corps –, dépossédé d’emprise sur sa vie, la mainmise laissée à d’autres.

À supposer qu’il s’éveille de temps en temps, on peut imaginer l’ampleur de son incompréhension et la véhémence de son effroi, de sa panique, requérant l’intervention immédiate d’un alter, le cantonnant à nouveau au sommeil forcé. Ainsi, la « fonction déterminée » supposément assignée au système ne serait ni continûment ni entièrement remplie.

Peut-être cet insuccès pourrait-il être imputé à la vraisemblable incomplétude du système SGG, paramètre crucial à prendre en compte. En effet, l’observateur semble en faire défaut – rôle pourtant recensé dans tous les systèmes de T.D.I..

Conservant textuellement la mémoire empirique de l’ensemble des alters et de l’hôte, comme y sont usuellement disposés les observateurs, j’ai tout d’abord supputé que Je-an revête cette fonction ; mais, au vu de son implication active et du témoignage constant de sa subjectivité, il est tout à fait impossible que l’écrivain endosse le rôle manquant. J’affirme avec certitude qu’aucun autre persona ne serait en mesure d’assumer la mission en question.

Généralement décrit comme une personnalité en retrait, l’attendu observateur du système SGG, si tant est qu’il existe, se tient effectivement à une telle distance qu’il en devient véritablement invisible, profondément subjacent ou astucieusement dissimulé, en tout état de cause clairement méconnu de ma personne. Son absence patente représente en l’état un second obstacle déterminant de ma compréhension de la pathologie et de son potentiel traitement.

Modulations, évolutions et extensions du système

Conséquence directe du développement pathologique, le système SGG a connu des modifications et des évolutions s’étant déployées à plusieurs niveaux.

Premièrement, nous avons détaillé son extension en trois phases successives, passant du trinôme initié par l’éclectique à la configuration actuelle. Puisque rien ne semble le contredire, nous pouvons estimer que le système est en capacité d’accueillir une structure identitaire encore plus complète et complexe.

Deuxièmement, quelques changements de leurs caractéristiques individuelles ont été constatées, des transformations psycho-comportementales – régression infantile de Gro, par exemple – et artistiques – progression des registres créatifs de Smëms, induisant l’élasticité de son statut.

Troisièmement, le système fait preuve d’une grande modularité dont témoigne la présentialité variable des alters. Selon une périodicité variable elle aussi et de surcroît imprévisible, des glissements provisoires ou durables s’observent à travers la fréquence d’intervention et le taux de productivité des personas. Depuis son apparition, SGG est sans conteste l’entité prépondérante, tandis que Lulu accuse de longues périodes de somnolence. L’activité scripturale de Je-an est relativement constante ; quant à elle, la rédaction de poèmes de Lucien Bechowski est irrégulière. On remarque un récent accroissement des paysages de Léon Blumenstein et, au contraire, la raréfaction des griffonnages de Gouniet – néanmoins diligent en terme d’autodestruction.

Chacune de ces évolutions et fluctuations est à considérer comme un indicateur plus ou moins explicite des états psychiques et émotionnels que traverse le sujet. En effet, le système SGG s’est modifié au fil du temps ; il a muté progressivement, s’est étendu, ajusté selon les péripéties de l’existence. À chaque période de la vie de l’individu, il s’adapte, se précise et, nous pourrions même dire, il se perfectionne.

Syndrome SGG - Docteur Helber - Schéma de l'extension du système SGG

Globalement, les mouvements d’un système multiple sont monnaie courante : la présence des personnalités oscille, elles switchent constamment, changent avec les années, et de nouvelles identités peuvent survenir en réponse à des incidents traumatiques.

Or, en ce qui concerne notre grand malade, nous savons qu’aucun accident notable n’a été repéré, enrayant toute explication rationnelle de l’extension du système étudié.

Inhabituelle, cette absence de traumatisme est presque inconcevable pour mon esprit cartésien, donc forcément sujette à suspicions. Ma déontologie m’incite à envisager d’autres interprétations ; me réduisant, une fois de plus, à formuler des hypothèses que, quasi-systématiquement, je ne peux démontrer ou que je dois réfuter. En voici certaines qui nous donneront matière à méditer.

En tenant compte des perturbations suscitées par les conflits internes de l’hôte, les oscillations chaotiques de l’entité SGG additionnées aux exercices thérapeutiques démarrés avec les alters, il ne me paraît pas insensé de supposer que l’individu d’origine ait, à un moment donné, détecté ou ressenti quelques signes de sa pluralité, voire même qu’il ait pris conscience, rien que partiellement, des troubles identitaires l’affectant. Alors, le phénomène dissociatif occasionnant la récente démultiplication des personas pourrait être une réaction post-traumatique conséquente à l’hypothétique découverte, que l’on peut présumer inassimilable par mon patient.

Pourtant, au moment des faits, l’avancement du suivi thérapeutique était insuffisant à attester de la moindre conscience de la pathologie ; l‘insight étant difficilement vérifiable ni mesurable sans rencontrer L.B. lui-même.
Syndrome SGG - Docteur Helber - Schéma pathologique du système SGG

Faute de causes dissociatives prouvables, il m’a semblé judicieux d’interroger les éventuels bénéfices de l’extension du système.

Le Syndrome SGG, s’aggravant au rythme des épreuves endurées par le sujet multiple, a provoqué la gestation et la propagation de nouveaux symptômes, dont tous les personas sont empreints.

J’ai conjecturé que les identités dernièrement apparues auraient pour fonction d’endosser ces troubles névrotiques récents afin de se répartir, et par conséquent d’atténuer, la charge pathologique de chaque alter ; et, pour certains d’eux, d’y apporter un remède. En ce sens, l’élargissement du système consisterait en une solution pluri-symptomophage destinée à soulager mon patient et ses premières personnalités.

S’il est cependant encore impossible d’évaluer l’insight du sujet, nous nous sommes aperçus que ses alters sont quant à eux, à des degrés variables, au fait de la morbidité de leur multiplicité.

À travers leurs expériences personnelles respectives et leurs expériences inter-relationnelles, ils approfondissent continûment, par le biais d’une diversité de regards, leur connaissance de soi – le soi propre à chacun d’eux, mais aussi le Soi dans son acception jungienne, c’est-à-dire l’entièreté psychique correspondant au système SGG dans sa globalité. En tant que dividus d’une personne multiple, ils occupent effectivement une position idéale pour apprécier l’hétérogénéité de leur hôte, de ses tendances, et leurs fluctuations.

Ainsi, puisque la scission des personnalités et la polyvalence des angles de perception induite favorisent le discernement du Soi et de sa pluralité, la dissociation serait efficiente pour prospecter de plus belle les parcelles internes de l’individu d’origine et, à la fois, pour améliorer leur intégration. Du fait de son extensibilité, le système SGG consisterait en une structure identitaire dissociato-exploratrice vouée à accepter la pluralité humaine, à assimiler ses nuances voire à stimuler davantage d’états du moi(s).

Enfin, nous ne pouvons passer à côté de la nature artistique spécifique au Syndrome SGG. S’il arrive quelquefois qu’une identité d’un sujet multiple soit portée vers la pratique d’un art (peinture, écriture, musique, danse, etc.), cette inclination ou vocation concerne généralement un unique alter. Dans notre cas, hormis l’hôte, toutes les personnalités en partagent un goût prononcé.

Syndrome SGG - Docteur Helber - Schéma artistique

Inventeurs d’images, de textes ou d’objets, chaque persona se distingue par un thème, une technique et des outils de prédilection, par un style, une graphie ou une gestuelle singulière ; par sa façon d’aborder la création, de la conduire et de l'(in-)achever. Ils entretiennent tous un rapport différent au réel : représentation naturaliste, à tendance illustrative, suggestive ou symbolique, ou s’approchant de l’abstraction.

Ensemble, les alters artistes emploient une pluralité de langages plastiques ou littéraires mis au service de leur expression. Ils adoptent un vocabulaire – graphique –, élaborent leurs champs lexicaux ou visuels et édictent leurs propres règles grammaticales et picturales afin de rendre compte de leurs émotions, de traduire leurs sensations, de révéler leurs états d’âme et d’esprit. De la sorte, ils dépeignent une multitude de facettes de leur hôte, et par la somme de leurs œuvres, ils dressent in fine un portrait de L.B. ; ils lui donnent corps – et figures – en dépit de son absence.

Nous pouvons en déduire que la prolifération des personas aurait tout au moins pour effet, si ce n’est pour objectif, de diversifier et d’enrichir les moyens d’expression du sujet multiple. Viendrait dès lors une supposition supplétive voulant que ladite fonction déterminée du système consisterait à figurer, de manière exhaustive, la pluralité successive et synchronique du Moi(s).

Au risque de biaiser mon analyse, j’ai temporairement décidé de reléguer les propriétés psychiques du Syndrome SGG au second plan pour me focaliser sur sa composante artistique. J’en suis venu à remettre en question la causalité énoncée entre démultiplication des personnalités et démultiplication des répertoires créatifs : serait-ce, à l’inverse, la diversification des productions qui régirait l’éclosion des alters ?

En admettant que s’attaquer de front à plusieurs genres esthétiques représente une charge excessive pour un seul persona (perte des repères, risque potentiel de dispersion, de confusion ou de débordements), la dissociation serait-elle une méthode pour cloisonner ces pratiques, en confiant à de nouvelles identités la responsabilité de les expérimenter et de développer de nouveaux moyens de transcription d’un moi(s) de plus en plus multiple ?

Bien que maintes réflexions aient été rondement menées, je retombais perpétuellement sur les mêmes écueils : pas un traumatisme avéré, pas une hypothèse validée. Confronté à un dossier dépassant l’entendement, en proie à des doutes, au désarroi parfois, j’en suis arrivé à échafauder des intrigues sophistiquées, aussi rationnelles qu’absurdes, qu’il est plus amusant qu’utile de vous confesser.

Selon l’une d’elle, le processus dissociatif ne serait pas soumis à un mécanisme psychique dû à des troubles identitaires ; l’expansion et la modularité du système dépendrait plutôt d’un choix poursuivant un dessein artistique.

Approfondissons ma réflexion : les T.D.I. constituent le noyau par excellence de la réunion de la pluralité. L’un de leur fruit, le Syndrome SGG, offrirait autant de compartimenter des tentatives formelles disparates que de les rassembler en un unique système pluri-artistique, garantissant une cohérence d’ensemble – cohérence relevant de cette multiplicité même. Sous couvert de psychopathologie et de fait, d’irresponsabilité relative, l’auteur aurait toute licence de laisser libre cours à ses pulsions créatives, de les justifier ou de les excuser, et qui plus est, sans jamais montrer son vrai visage.

Une pléthore d’autres questions en découlerait : qu’est-ce qui motiverait une telle machination ? Dans quel intérêt l’artiste souffrant possiblement du syndrome de l’imposteur ferait-il appel à des autres pour lui filer la main ? Leur truchement lui permettrait-il de se dédouaner de travaux inassumés ; une désinhibition, un gain de sincérité dans l’acte de création ? Redoute-t-il la confrontation au regard d’autrui ? À quel point a-t-on peur d’être soi-même ?

Bien que ces questionnements ouvriraient un débat passionnant pour qui est enclin à s’y prêter, je crains toutefois qu’il n’y a pas lieu de leur accorder beaucoup d’importance dans le cadre de notre étude ; s’en tenir à la perspective exclusivement artistique les ayant insufflés ferait offense à la nature multiple et à la complexité substantielle du Syndrome SGG, et, il faut le dire, discréditerait les recherches entreprises jusqu’ici.

5 – L'Expression d'un vécu quotidien

La valeur thérapeutique de l'expression quotidienne

De la même manière que les triggers perçus au cours de situations quotidiennes déclenchent la prise de contrôle des alters, leurs œuvres découlent d’éléments déclencheurs qui trouvent leur source dans le quotidien du sujet multiple.

Son expérience – ou leurs expériences, sont animées par toutes sortes d’événements. Certains sont marquants : un décès ou une rupture sentimentale ; d’autres sont somme toute ordinaires : une escapade, une visite, unetelle rencontre ; d’autres encore sont tout à fait dérisoires : une insomnie, un réveil difficile, l’usuel quart d’heure de retard, etc. Quelque soit leur nature, leur importance ou l’ampleur de leurs répercussions, les événements vécus ont un impact suffisant pour devenir le matériau de la prochaine création, ou son prétexte.

La plupart du temps, ce n’est pas le fait en tant que tel qui est rapporté et représenté à travers les mots ou l’image mais son retentissement sur la sensibilité et l’esprit de l’individu, l’empreinte laissée. Ces stigmates, d’intensités variables, peuvent susciter des sentiments divers tels la joie, la déception, la culpabilité ; amener à des questionnements sur soi, sur l’humain et son monde ; engendrer un conflit entre des intentions contradictoires ; en somme, une ribambelle de réactions intérieures susceptibles de précipiter les personas en état de création.

Smëms, Putain d’insomnie, 2014.

Gro, Barbouilles, 2020.

Partant, leurs œuvres sont considérées et examinées comme des productions symptomatiques : des manifestations observables du Syndrome SGG, l’expression des troubles, attisés par l’incident récent.

Gouniet, extrait du carnet No one, 2017.

Gro, Le clown (sur dessin de Smëms), 2016.

De manière générale, l’art est une expression ; son moyen et son produit. À ce sujet, le psychiatre J-P. Klein précise : « l’expression est décharge des tensions, extériorisation émotionnelle, recherche de catharsis, orientée parfois vers l’énergétique, parfois vers le geste qui va trouver spontanément une « vérité » dans sa crudité de façon quasi automatique. » (L’art-thérapie : P.U.F., 2014)

Que le fait en cause et ses incidences soient consciemment rejoués durant le temps de création (réexamen ultérieur, autre regard, relativisation) ou qu’il en soit fait abstraction, la pratique artistique permet aux alters d’ex-primer l’objet contenu de leur malaise – c’est-à-dire, littéralement, de le presser hors d’eux – de se défaire momentanément des ressentis, inquiétudes et frustrations perçus ou refoulés. Pour eux, créer est une méthode d’abréaction, convoitée pour son effet cathartique.

L’acte créatif est de surcroît exploité en tant qu’exutoire physique ; propice à délivrer le corps des énergies néfastes dont il est chargé, aidant au défoulement et à l’apaisement des tensions musculaires et nerveuses.

Sans détailler un par un les atouts spécifiques de l’écriture, du dessin, de la peinture ou de la couture façon Lulu, nous noterons néanmoins que les médias présentent des disparités en terme d’immédiateté d’utilisation (préparatifs requis), de spontanéité d’action, de durée ou de continuité (éventuelles interruptions) de l’exercice, d’intensité gestuelle (amplitude ou minutie) et sensorielle (tactilité). Chaque technique et chaque outil, abordée et employé d’une manière propre à chaque persona, est à accorder avec la nature de l’objet à exprimer et avec l’urgence de la libération.

Si ces qualités purgatives constituent les bienfaits premiers de l’expression artistique, les plus directs et les plus évidents, la « décharge » n’est pas la seule modalité par laquelle elle manifeste sa valeur thérapeutique.

Pour les alters du système SGG, la praxis d’un art fait office de médication en produisant, selon le praticien, des effets antalgiques, anxiolytiques, psychoanaleptiques, etc. En agissant sur la réduction du stress et la régulation des humeurs, en soulageant les maux ou en prévenant les baisses de moral, l’art se veut une alternative aux solutions pharmaceutiques auxquelles les personas recourraient peut-être en l’absence du substitut créatif, naturel (bien que culturel) et facile d’accès.

L’acte redouble de vertus thérapeutiques lorsqu’il est envisagé dans sa gratuité, exempt d’attentes esthétiques, de sorte à mettre l’accent sur la stimulation psychomotrice, incitée et entretenue par des gestes élémentaires, répétés ou modulés par et pour le plaisir de faire. En cédant à cette activité qu’ils affectionnent, l’assouvissement de leurs pulsions plastico-musculaires assure aux alters une jouissance quasiment instantanée ; la sérotonine libérée neutralise le déplaisir à l’origine de leur impulsion.

Par ailleurs, le repli solitaire précédant la démarche créative a en lui-même un pouvoir thérapeutique, puisqu’il contribue à restaurer l’ego blessé. Se joue ainsi ce que Freud définit comme le narcissisme secondaire : l’inégale répartition de la libido consécutive d’épisodes dépressifs, un désinvestissement objectal pour un investissement narcissique.

En effet, à la suite d’événements douloureux et difficiles, les alters ont pour habitude de se confiner dans leur espace personnel, correspondant à un refuge matriciel : entendons à la fois l’atelier, espace physique de création, lieu dans lequel prend racine et se développe artistiquement leur univers inter-personnel ; à la fois le moi(s), espace intime, lieu d’où sont issues les personnalités.

En s’y retirant, ils marquent une pause et prennent de la distance avec l’environnement duquel proviennent leurs souffrances. Ils « lâchent prise » à travers un mouvement double et quasi-simultané : ils se détachent d’eux-mêmes et de leur réalité en concentrant leur attention sur la création ; et l’instant d’après, ils se détachent inconsciemment du travail en cours – dissociation ; poursuite par automatisme – pour se con-centrer sur (ou en) eux-mêmes et se retrouver – soi, uniquement soi, indemne.

Alors que l’acte créatif leur procure du plaisir voire un épanouissement, le ressourcement narcissique leur engendre un évident réconfort ; et, lorsque la réalisation est jugée réussie, un sentiment de satisfaction ainsi qu’un regain d’estime. Cependant, une peinture ou une rédaction de qualité inférieure n’entrave que peu la restauration égotique ou le regain d’estime, étant donné qu’elles concourent tout de même à l’expansion de leur œuvre.

Pour comprendre ce raisonnement, il est à savoir que certains alters du sujet multiple témoignent de penchants mégalomanes – ladite « folie des grandeurs ». Sans toutefois en présenter les caractéristiques principales (surévaluation de ses capacités, estime excessif de soi, désir immodéré de puissance, croyance en une relation exceptionnelle avec une divinité ou une célébrité), ils partagent, en des proportions différentes, la conviction d’accomplir un grand œuvre, auquel ils se vouent entièrement et travaillent avec obstination.

Chaque nouvelle création ajoutée à l’empilement de leurs toiles, pochettes à dessins et carnets antérieurs participe à faire croître leur pile – disent-ils –, à exhausser matériellement leur ouvrage et à élever métaphoriquement l’édifice artistique de leur histoire. Ils pensent y gagner eux-mêmes en éminence – pire, ils y croient. Ainsi, tout résultat d’un moment de création apporte son lot de satisfaction, valorise leur investissement et favorise de ce fait le renflement narcissique.

La prévalence quantitative de leur production signale leur inclination à l’excès – résistance à la modération que je m’évertue d’assouplir – et une boulimie créatrice, d’ordre obsessionnel, qui, à mon sens, semble un moyen détourné pour dissimuler et en même temps combler un déficit de l’estime de soi et des carences affectives.

Au vu des nombreux apports physiques et psychiques susmentionnés, nous devinons que les artistes du système SGG n’appréhendent plus la pratique artistique comme un simple loisir, un passe-temps. Au fur et à mesure, elle s’est instaurée comme une nécessité presque vitale à l’aide de laquelle ils s’aménagent un « mieux-vivre » – nonobstant l’accoutumance occasionnée.

L’atelier-refuge du sujet multiple.

La pile, éparpillée en 2015.

Exercices prescrits – visant à accroître la capacité de maitrise de soi ; permettant l’étude des oscillations du sujet multilpe. 2019.

La présumée qualité auto-thérapeutique de leur art est néanmoins à nuancer.

D’une part, il faut entendre que l’activité détient une fonction palliative et non curative. Elle constitue un remède temporaire, atténue les symptômes, sans pour autant conduire à leur guérison – ces derniers risquent de refaire surface dès l’effet cathartique épuisé.

D’autre part, certaines créations entraînent au contraire des effets secondaires néfastes – contre-indications thérapeutiques auxquelles il est impératif de prendre garde. Par exemple, l’énergie déployée par Gouniet amplifie généralement les tensions corporelles. Quelquefois, la focalisation sur des maux ciblés tend à alimenter ou ranimer les afflictions : ressassement de la culpabilité de l’egomonomaniaque ; accentuation du sentiment mélancolique de Lucien Bechowski – entre autres. Quelquefois encore, leur implication mentale est telle que le lien à la réalité s’en trouve détérioré ; plongeant les alters (SGG notamment) dans un état d’égarement comparable à une ivresse avancée, lors de laquelle surgissent des figures hallucinatoires. Dans ce cas, la réversion au réel peut s’avérer longue et compliquée.

Si la création libre possède des qualités thérapeutiques intrinsèques, il est primordial de parfaire ses potentialités en orientant parfois les réalisations. Pour cela, diverses incitations formelles ou thématiques, élaborées eu égards aux effets escomptés, sont soumises aux personas afin de les guider vers un traitement plus efficace de leurs troubles. Leur suivi exige l’évaluation fréquente des résultats et des progrès réalisés afin de réajuster les prescriptions.

Carnets d'une autobiographie au jour le jour

Nous disions que les créations symptomatiques s’ancrent majoritairement dans le quotidien du sujet multiple, qu’elles se référent aux expériences factuelles et intérieures constitutives de son vécu. Hormis quelques croquis de Smëms et caricatures de Gro faisant la part belle à autrui, elles portent de surcroît sur les personas eux-mêmes (leurs ressentis, leurs troubles, leur système, etc.), dénotant par là une attitude égocentrique, relativement commune aux pathologies lourdes.

En mettant ainsi l’accent sur la vie (multi-)individuelle, l’ensemble des oeuvres forme une vaste autobiographie, un tableau de l’hôte fragmenté et dispersé que je m’applique à recomposer patiemment. Les uns après les autres, les dessins, textes et personnages cousus ébauchent les portraits des diverses identités pour, tout compte fait, brosser celui de L.B. : une figure polycéphale peinte à plusieurs mains, révélatrice de sa pluralité dissociée.

L’individu est présenté sous des angles historiques, psychiques, psychologiques, intellectuels, émotionnels, comportementaux, sexuels… tout est exposé ; ce qui me permet d’établir son profil ; détaillé, complet, mais aussi intime, puisque sont livrés sans retenue certains feuilletons et raisonnements que mon patient et ses autres n’ont jamais révélés avec tant de franchise et de précision à leurs plus proches confidents.

Contrairement au genre autobiographique où l’auteur fait d’ordinaire le récit rétrospectif de son histoire personnelle, ses Mémoires contées au moyen d’échantillons de son passé, l’ouvrage du Syndrome SGG s’apparente davantage à un Journal ; la somme des témoignages des aventures, sentiments et considérations de l’artiste-diariste compose en conséquence une œuvre autobiographique.

Bien que les alters mentionnent de temps à autre l’enfance ou l’adolescence (le travail analytique incite au retour en arrière dans le but de réveiller des réminiscences, des « souvenirs-écrans » détenteurs de potentielles informations au sujet du supposé traumatisme initial), bien qu’ils s’adonnent de temps à autre à des pronostics sur l’avenir et évoquent leurs aspirations, l’écriture plasticienne de leur(s) histoire(s) se conjugue généralement au présent ; un recueil de présents successifs.

Solidaire du cours de la vie, la compilation de ces chroniques quotidiennes du for intérieur s’inscrit dans une naturelle continuité, dans laquelle on distingue toutefois différents chapitres ou pans de vie. Ces derniers coïncident peu ou prou aux épisodes notables de l’existence de l’individu : des changements géographiques (déménagement), professionnels (nouvel emploi salarié) ou amoureux (célibat ou relation de couple) ; desquels dépendent des fluctuations psycho-émotionnelles (prédominance humorale connexe aux préoccupations du moment), des glissements artistiques (nouvelles expérimentations ou réitération d’un type de création) ainsi que les modulations et extensions du système SGG que nous avons relevées précédemment.

Puisque l’intégralité des événements et des remous conséquents y sont enregistrés, consignés par écrit ou en images et jalonnés par des dates, les carnets du sujet multiple assurent la délimitation de ces périodes. Ils tiennent en quelque sorte lieu d’unité de mesure temporelle et humaine, servent de repères.

Tous sont introduits par un poème de Lucien Bechowski pour annoncer la couleur actuelle. Des transformations s’observent quelquefois au sein d’un même carnet, alors qu’un pan de vie s’étale parfois sur plusieurs albums. Certains sont interrompus avant leur terme pour affirmer l’entame d’une nouvelle période, marquer la transition. S’il arrive que le passage à d’un pan de vie à un autre soit énoncé, car perçu ainsi ou décrété par les personas, la plupart du temps, c’est la consultation des pages de créations qui me permet a posteriori de déterminer leurs étendues et de constater l’ampleur des dégâts.

Une partie des carnets du sujet multiple.

En procédant à leur examen symptomatologique, on peut juger de l’état présent du malade mais également revenir sur ses états antérieurs, pour évaluer la diminution ou l’exacerbation des symptômes, l’adoucissement et l’empirement des troubles ; en bref, saisir tous les mouvements du système, toutes les évolutions de la pathologie.

Outils principaux de suivi de mon patient et d’étude du Syndrome SGG, les dits carnets de santé mentale constituent, année après année, le principal support de cette « autobiographie au jour le jour ».

La clef du système, 2015.

D’aucuns interlocuteurs m’ont à juste titre objecté le manque de lisibilité du caractère autobiographique de l’oeuvre – que je certifie néanmoins.

Effectivement, pour toute personne ne connaissant pas l’individu d’origine ni l’une de ses personnalités, il n’est pas aisé de le déceler à la seule vue d’une création plastique. Peu illustratifs, rarement chargés de symboles, les dessins, peintures et poupées communiquent principalement par suggestion. Ils transmettent des impressions sans dire explicitement quels faits ou sentiments les ont déclenchées. Ils sont livrés en pâture à celui qui les contemple, l’explication autobiographique étant alors tributaire de ses facultés d’interprétation.

Plus intelligibles, le titre ou les inscriptions mêlées à l’œuvre ou apposées en sa marge participent à son discours. Ils précisent et complètent par moments l’image, guident et facilitent sa lecture, mais l’inspection du regardeur et la pertinence de son analyse restent requises pour percer le lien au vécu de l’auteur. Il s’agit de tirer parti des différences qualitatives et de la complémentarité expressive des langages employés par les artistes.

Le matériel d’analyse.

SGG, Aurevoir Papi, 2015.
Gro, Série Pint Pintur Printen, 2015.
Cave du père de l’artiste.

Je reconnais cependant que certains travaux semblant faire sens uniquement pour leurs créateurs, mettent au défi – voire mettent à mal – mon expertise. Dans de pareilles situations, il est indispensable de recouper ces productions peu parlantes avec des réalisations (et plus particulièrement les écrits de Je-an) de périodes contiguës ou plus anciennes ; avec tous les indices disséminés temporellement et spatialement ; parmi tous les carnets, au verso des dessins et toiles accrochés aux murs, dans les pochettes empilées, les cartons et rouleaux répartis dans les pièces à vivre, cagibis, caves, greniers des domiciles personnels et familiaux de l’hôte – un boulot titanesque !

La compréhension du caractère autobiographique d’unetelle œuvre provenant parfois de récits paratextuels d’un alter, d’un proche ou d’un confrère m’assistant à la tâche, elle sera inaccessible sans proximité immédiate au sujet multiple. Cette position privilégiée m’appartenant, je vous invite à vous fier à mon propos

6 - La réalisation d'une fiction vécue

Réel, réalité(s), vérité(s) : une affaire subjective

Toute création de nature autobiographique appelle à questionner les notions de « réalité » et de « vérité » : qu’est-ce que la réalité ? L’objet que j’aperçois ou que je tiens entre mes mains est-il réel ? Ce que le Doc nous présente est-il vrai ? Est-ce bien la vérité ? Vieilles comme le monde dit-on, ces interrogations ayant animé les philosophes de tous temps persistent, réactualisées à travers celles d’individus de chaque génération.

Un débat définitionnel autour de l’existence autonome du réel divise les penseurs en deux camps, que l’on pourrait grossièrement résumer à l’opposition suivante : d’un côté, ceux prétendant que le réel existe en lui-même, indépendamment de la perception de l’Homme. Les défenseurs de la conception ontologique prônent la réalité de la chose en soi. D’un autre côté, ceux prétendant que le réel existe uniquement dans notre esprit ou à travers les mots dont nous nous servons pour en parler. Adhérant à l’aphorisme « le réel c’est ce qui m’arrive, ou du moins ce que je perçois comme m’étant arrivé », ils soutiennent que c’est l’expérience cognitive de l’Homme qui crée le réel, et par conséquent, que la réalité lui est subjective.

Au delà de leurs désaccords sur les conditions d’existence du réel, les deux camps seraient réconciliés par la définition suivante : le réel est ce qui constitue le monde de l’Homme, son environnement matériel et social.

Enfin, la vérité est unanimement définie comme l’adéquation entre une pensée ou une proposition et la réalité, mais aussi comme le jugement de la valeur de cette adéquation.

Ces conceptions sont fréquemment remises en question par l’exercice de la psychiatrie, bousculant les opinions et certitudes.

Pour cause, le dysfonctionnement des fonctions psychiques induit par certaines pathologies est susceptible d’impacter les perceptions. Prenons l’exemple des hallucinations : ces perceptions visuelles (de simples lueurs à visions complexes), auditives (bruits, voix en écho), tactiles (démangeaisons diverses) ou olfactogustatives sont ainsi nommées car elles ne naissent pas de l’action d’un objet concret – ou plutôt, elles ne semblent pas en dépendre, selon un point de vue extérieur depuis lequel le stimulus n’est pas saisissable et l’expérience du phénomène n’est pas partagée. Pourtant, ces impressions dites hallucinatoires sont réelles puisque le sujet les perçoit ; il les éprouve sensiblement à travers son corps et elles affleurent à son esprit. Alors, que nous permet-il d’alléguer que ce qu’il vit est en décalage avec la réalité, que ce dont il atteste n’est pas vrai ?

Prenant trop souvent part aux critères déterminant « la normalité / l’anormalité » psychique, ces écarts de perceptions qui participent à la discrimination des personnes « saines » et de celles souffrant de troubles mentaux sont évalués par des individus considérés, et se considérant, de la première catégorie. Par là, ces derniers approuvent la prééminence de leur perception de la réalité et consentent à la validité de leur jugement de la vérité. Communément admise, légalement instituée, cette hiérarchisation a même valeur d’autorité, en conférant à certaines professions le pouvoir de restriction des libertés d’autrui.

Étant donné les problématiques éthiques soulevées et les potentielles répercussions de mes jugements, il est de mon devoir de psychiart de conserver l’esprit de la nuance lorsqu’il m’est demandé de trancher. Les diagnostics prononcés, exprimant davantage une probabilité qu’une vérité, ne doivent pas enfermer le patient dans un cadre définitif.

Compte-tenu de cela et d’une humilité naturelle, ma posture consiste à prendre position en faveur de la subjectivité de réalité : il y a autant de réalités et autant de vérités que d’individus – et du coup, il n’en est nulles absolues. Chacun de nous perçoit une réalité, construit sa propre image du réel d’après laquelle il établit sa vérité – la forme possessive est de rigueur ; une version de la réalité tenue pour vraie, pour conforme à la réalité, quand bien même elle diffère par endroits de la vérité détenue par quelqu’un d’autre.

Le caractère subjectif de la réalité est mis en exergue d’autant plus évidemment par la pluralité immanente au Syndrome SGG.

Alors que j’énonçais précédemment que par le biais de leurs travaux les personas révèlent leur vécu – la vie du sujet multiple dont ils prennent le contrôle –, comprenons qu’ils traversent des expériences du réel dissemblables et connaissent des perceptions divergentes de ce quotidien, partagé mais pas appréhendé identiquement. De ce fait, il émerge de leurs œuvres une pluralité de réalités relatives à chacun d’eux, et donc de toutes aussi nombreuses vérités, en partie discordantes, desquelles résultent des dissensions.

Sauf en de rares occasions le requérant, je trouve périlleux de chercher à déterminer laquelle des réalités affirmées serait la plus exacte, à laquelle il convient de se fier. J’ai pour principe de mener mes investigations en considérant qu’elles coexistent équivalemment et que, réunies, elles composent la vérité de l’individu dissocié, une vérité singulière puisque intrinsèquement multiple.

Avec les connaissances dont nous disposons et un brin de jugeote, nous pouvons aisément soupçonner que les troubles dissociatifs de mon patient présentent d’autres spécificités influant sur sa subjectivité.

À commencer par les mécanismes des switch, ces mouvements internes qui régissent l’interversion des personnalités. Indépendamment de leur volonté, les alters se retrouvent au contrôle ou en sont éjectés, débarqués ou débarquant imprévisiblement au cours d’une situation et dans un environnement potentiellement inconnus. Leur subjectivité est également configurée et chamboulée par des conversations acousmatiques inter-identitaires, des polylogues intérieurs incessants, donnant lieu à des tête-à-tête oppressants desquels l’hôte, même s’il n’y prend part, ressort abattu.

Il n’est pas utile ici d’allonger la liste des manifestations extraordinaires engendrées par la pathologie. Nous savons que ses symptômes atypiques modifient, altèrent ou peut-être décuplent les perceptions d’une façon que nous, commun des mortels, pouvons approximativement concevoir par intellection, mais qu’en raison d’une impossibilité empathique, nous sommes tout bonnement incapables de ressentir pareillement aux personas.

« Unique » parce que pluri-subjective, produit d’expériences dont les regards et sensations sont biaisées par des troubles identitaires, la réalité du sujet multiple lui est définitivement propre. Éprouvée, réellement vécue sous cette forme, elle constitue le fond de sa vérité – indéniable évidence pour lui –, et c’est de cette dernière que les alters témoignent au travers de leurs créations.

Imagination et rêveries : des réels secondaires

Sans remettre en cause sa concordance au(x) vécu(s) de l’auteur multiple, la vérité autobiographique exposée par les ouvrages du Syndrome SGG me paraît tout de même imprégnée d’une part imaginaire – sur laquelle nous allons nous arrêter un moment.

On m’a souvent décrit L.B. comme étant, depuis l’enfance, un « grand rêveur ». Je ne fais généralement pas grand cas de ce type de formule populaire qu’on lance à tout-va, mais ayant maintes fois surpris mon patient statique, fixant on ne sait quoi par la fenêtre, le regard dans le vide, je dois reconnaître que l’expression lui sied ; moins parce qu’elle suggère, avec une connotation péjorative que je désapprouve, le manque de réalisme de l’utopiste, que parce qu’elle souligne sa forte propension à la rêverie.

La rêverie est cet état de conscience passif dans lequel l’esprit, captivé par une pensée, un souvenir ou un sentiment, laisse aller son imagination au hasard des associations d’idées. Quant à elle, l’imagination désigne la faculté de l’esprit de former des images d’objets non perçus ou irréels, de créer des représentations mentales.

État dissociatif que nous connaissons tous, la rêverie, dite aussi rêve diurne ou rêve éveillé, peut faire émerger à notre esprit quantité de personnages, d’objets, de lieux… des fresques aux formes quasiment illimitées – les éventuelles limites étant fixées par celles de notre capacité d’imagination. Pour l’occasion, ne la bridons pas ; je vous convie à nous balader dans les dédales de l’onirisme, afin d’explorer quelques uns des possibles contenus du rêve éveillé – ceux de tout un chacun et ceux des autres de l’hôte, que vous n’aurez aucun mal à transposer aux vôtres.

Gro, Leuk à la fenêtre des songes, 2014.

Par l’imagination, nous pouvons nous transporter dans des endroits fabuleux, arpenter des architectures fantastiques pour échapper à des créatures surnaturelles issues de la science-fiction. Nous avons le pouvoir de surpasser les lois de la physique, de rebondir sur les nuages ou de slider sur la silhouette des Vosges qui défilent au rythme où file le train. Nous voyageons à travers les époques, à la découverte des rues sépias de notre ville comme elles le furent autrefois, ou désertes et calcinées, comme elles seront après que l’humain aura achevé son extinction.

Par ailleurs, se livrer à la rêverie est un moyen de vivre une existence totalement différente de la nôtre. D’aucuns se voient bandits, d’autres se préfèrent rock-star, tandis que le sujet multiple se figure meneur d’une révolution, orateur fédérant les peuples enflammés, militant résistant à l’assaut des hordes de l’ordre – lui le vaillant, si pusillanime dans la prise de parole, inopérant à la castagne.

Quelquefois, on rembobine le film de notre propre vie pour en rejouer les scènes : retour temporel dans le bureau de votre ex employeur à qui vous déroulez un argumentaire implacable pour justifier votre décision sans appel, expliquez qu’il est inacceptable d’être traité de la sorte pour un salaire minimum minable qui plus est minoré de ses heures supp, concluant en lui adressant aimablement vos salutations distinguées accompagnées d’une lettre de démission remise d’un élégant geste aérien. Nous redevenons ainsi acteur de l’épisode matinal, achetant de la bidoche à ce sympathique vendeur bedonnant à qui nous voulions balancer cette blague bidonnante nous parvenant avec dix secondes de retard – trop tard, pour, l’instant d’après, au sortir de la boutique, croiser un regard séduisant ; nous réécrivons chaque terme d’un dialogue romanesque en suite duquel l’issue de la rencontre et le scénario de notre journée se trouvèrent agréablement bouleversés.

L’imaginaire est également le lieu des projections dans l’avenir. On anticipe des événements qui se produiront fatalement dans un futur proche ou lointain. Certains sont redoutés : la larme à l’œil, on envisage le décès tragique d’un parent – le vivra-t-on comme un effondrement, dépossédé d’un inconditionnel soutien, ou ressentira-t-on un paradoxal soulagement ? Certains sont convoités avec impatience : le sourire au cœur, Gro prévisualise l’embrassade joyeuse lors des retrouvailles de cet.te ami.e qui lui manque tant.

Lorsqu’il marche, Léon Blumenstein rêvasse à un long périple, sac au dos, pour rallier son village natal et sa ville d’adoption ; et, dans sa foulée, pense que seuls quelques pas sépareraient le dessein d’une rêverie de sa concrétisation.

Ainsi, les songes invitent à mettre en image nos rêves de vie ou de notre vie rêvée, des projets jaugés accessibles aux aspirations démesurées que, par réalisme ou par faute d’ambition, nous savons ou estimons inatteignables à jamais. L’idée d’une modeste chaumière au soleil de la campagne berce ainsi l’hôte. Les alters y disposeraient d’un vaste atelier, avec un fatras de matériaux, de babioles et de supports entassés au devant d’un mur de pierre dont ils aperçoivent jusqu’aux particules de chaux ou de terre cuite des jointures s’effritant. D’immenses toiles vierges attendent les coups de pinceaux de Smëms qui, grâce à son succès fatidique, en fera une très belle exposition. Quant à Lucien Bechowski, il dédicace déjà son premier recueil de poèmes, in-édité.

Et moi, combien de fois ai-je mentalement mis en scène une potentielle et souhaitée rencontre avec L.B. en personne, laquelle et lequel me permettraient enfin de découvrir qui, au plus profond de lui-même, se tapit sous ses multiples personnalités ?

Trêve de rêveries ! Retour à la réalité ?

Selon les dictionnaires, il est stipulé que l’imagination et l’imaginaire sont des antonymes, ou des quasi-antonymes de la réalité et du réel, les objets ou situations songés n’existant que dans l’imagination. Mais, si cette dernière et son produit sont définis en opposition à ce qui est réel, par cette opposition ils tissent un lien infrangible avec leur prétendu contraire.

Effectivement, il me semble que l’esprit l’humain ne saurait pas, ou très difficilement, fabriquer de toute pièce une image sans aucun rapport ni similitude avec ce qu’il connaît en réalité. Tentez d’en faire l’expérience, vous obtiendrez au mieux une abstraction imprécise et fugace, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler unetelle toile entrevue dans un musée d’art moderne ou contemporain. Le réel s’accroche.

L’imagination s’adosse au réel ; elle le prend pour point de départ, le convoque ci et là, s’en inspire ou s’en empare, le distord ou l’amplifie. Elle le tient à distance et, en même temps, le retient dans une relative proximité, sans jamais s’en éloigner entièrement. Un écart variable lie et sépare nécessairement les antipodes indissociables.

Ainsi, l’imagination donne naissance à « quelque chose » qui possède forcément des attributs du réel mais qui n’est pas la réalité : on crée un monde autre, plus ou moins différent et plus ou moins ressemblant au réel. Pour ainsi dire, on façonne un réel secondaire, parallèle au premier, en marge de celui-ci. Situé hors du réel, le monde imaginaire offre un point de vue propice pour regarder différemment la réalité, la reconsidérer et l’interroger avec distance et recul.

De cette place, on constate distinctement ce que le réel est et ce qu’il n’est pas. On prend la mesure de son caractère limitant : ce que le réel ne permet pas à l’humain et ce que notre réalité personnelle ne nous permet pas. On le revisite dans toutes ses temporalités : ce que le réel aurait pu être – si l’on avait fait, pas fait, ou fait autrement ; ce que le réel pourrait être et ce qu’il sera peut-être (réels potentiels) ; ou ce que, pour sûr, il sera (réel en suspens).

Puisque tout est possible via l’imagination, on a tout loisir de s’inventer des histoires et de remodeler la nôtre selon nos souhaits, en éliminant ce qui nous déplaît et en y introduisant ce qui nous plairait, de telle manière qu’en comblant les lacunes du réel, en palliant ses manquements, le réel imaginé nous permette d’accéder à nos caprices et d’assouvir nos fantasmes – par représentation.

L’imaginaire est alors un précieux révélateur de la réalité du rêveur et du rêveur lui-même. À cet effet, il est instructif de surveiller les trajectoires poursuivies par les divagations.

Chez certains individus, une tendance aux scenarii dysphoriques, dramatiques ou catastrophiques est remarquée. A contrario, les personnalités du sujet multiple ont une tendance aux odyssées idéalisées. Dans leur monde onirique, leurs lignes de conduite, actions et relations à autrui concourent toutes à faire tendre leur figure vers un Idéal du moi aux relents de Moi idéal : un être humblement héroïque, quasiment irréprochable, disposant de qualités pour accomplir de grandes choses, œuvrer au rétablissement de la justice, créer un monde meilleur, etc., etc., etc. Libérés de l’entrave de la réalité, ils font preuve d’humanité, d’intelligence, d’une subtile repartie ; ils sont plus altruistes, plus courageux, plus sereins, ou moins égoïstes, moins hésitants, moins intranquilles. Sûrement est-ce avant tout eux-mêmes qui en ressortiraient meilleurs.

Si l’orientation principale des rêveries indique des traits optimistes ou pessimistes, dans les deux cas, les décalages entre les mondes réels et imaginaires reflètent les attentes et les insatisfactions, les désirs et les peurs du rêveur ; autant de nœuds dans le réel, ses points de tension.

M’inquiétant ces temps-ci d’une recrudescence de la propension du sujet aux rêveries – tant dans leur récurrence que dans leur persistance –, je me suis attaché à questionner le ou les pour-quoi du glissement vers l’onirisme.

Si le rêve diurne n’interrompt pas complètement le rapport au réel, il permet au rêveur d’en faire partiellement abstraction, de s’en déconnecter momentanément. L’imagination constitue une échappatoire, un moyen de fuir les diverses réalités qui nous accablent : celles du monde, les injustices, inepties et atrocités auxquelles nous sommes confrontés ou qui nous sont relatées et exhibées ainsi ; les réalités du quotidien, les responsabilités et obligations auxquelles nous voudrions nous dérober ; la réalité de notre personne, tout ce que nous n’apprécions pas et peinons à accepter en soi.

Cette fugue du réel ne résout évidemment pas nos maux, nos difficultés et contraintes ; nous fermons seulement les yeux sur ce que nous ne voulons pas voir. L’imagination est un faux-fuyant, procédant par déni temporaire et volontaire, salutaire ou nécessaire.

S’évader, se réfugier un instant dans notre home ou notre « bulle » dessinés conformément à nos espérances, procure un soulagement et favorise notre ressourcement. Cet espace de paix aide à retrouver une énergie positive pour appréhender plus sereinement la réalité à venir, pour y faire face. La prévision d’un futur idyllique et la perspective de son exaucement stimule, en nous rappelant nos bonnes raisons de persévérer.

Si tels sont les effets recherchés, il arrive cependant que les bénéfices s’estompent ou disparaissent dès la fin du rêve ; le constat des écarts avec le réel pouvant être facteur de déception, infériorisant, rabaissant par comparaison.

Le Mythe individuel : entremêlement d'histoires

Il va de soi que le rêveur éveillé sait que ce qu’il vit mentalement est une illusion de la réalité, une invention n’ayant aucune réalité en-dehors de l’état imaginatif dans lequel il est plongé.

Ce nonobstant, le pouvoir trompeur de l’imagination est parfois si puissant que les images et scènes apparaissent vraies, bigrement prenantes, nous propulsant dans des états émotifs ou nerveux réels : on rit tout seul, on pleure, on a peur, on est pris de spasmes ou surpris par une érection (masculine ou féminine). Le rêve est fantaisie mais ses répercussions sont effectives, sensibles, motrices.

L’intensité de la rêverie peut s’avérer telle qu’elle confère une réalité à nos chimères ; tant et si bien qu’imaginer revient à créer un univers réel inexistant, ou un univers irréel existant. L’univers rêvé existe, par convention ou contrat de rêverie tacite passés entre le songeur et sa conscience.

Normalement, il devrait en aller ainsi. Toutefois, il est des cas, pathologiques ou poétiques, où ledit contrat n’est pas signé ; ou bien l’est-il incomplètement, intermittemment, respectivement en raison de déficiences de la fonction de conscience ou, si je puis dire, par volonté pirandellienne.

Indépendamment de ces exceptions, nous observons qu’en dépit de la convention approuvée, supposée garantir simultanément la conscience du rêve et du rêveur, l’inclination prononcée pour les expéditions fantastiques est susceptible d’interférer avec la perception de la réalité de l’individu, et de facto, d’impacter insidieusement le mirage qui s’en dégagera.

À force de rêveries, l’imaginaire déborde dans le réel, l’imbibe petit à petit et l’inonde. La frontière censée séparer l’un et l’autre se révèle perméable et élastique ; elle se déplace, se délite. La réalité et l’imagination s’entremêlent presque inextricablement ; les pistes se brouillent de telle sorte qu’il devient compliqué, voire impossible, de faire le distinguo entre ce qui tient de l’expérience concrète ou de l’invention.

SGG, Le clown jouant de la trompette aux étoiles, 2018.

D’un pareil imbroglio point une vérité subjective où les supposés opposés sont confondus, alliés pour ne faire qu’un ; paraissant réel – ou irréel s’il y a trouble de déréalisation – et se faisant passer pour la vérité. Fiction ! dirais-je catégoriquement : « une création de l’imagination, de l’ordre de la fabulation, consistant à présenter ou à se représenter comme réels des faits et récits imaginés par l’esprit. »

Ce phénomène de fictionnalisation de la réalité par l’imagination trouve, d’après moi, une résonance dans la question du mythe individuel – une notion que j’interroge régulièrement, dans le cadre professionnel où elle corrobore l’une de mes thèses quant à la pluralité de l’hôte, mais aussi parce que je l’ai depuis longtemps repérée et examinée dans un cercle intime.

À l’origine, un mythe qualifie un récit de faits imaginaires, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres ou divinités représentant symboliquement des préceptes philosophiques, métaphysiques ou sociaux. Par extension, ces récits se rapportent également à des personnages historiques, mythifiés, transformés par la légende. Initialement collectif, le mythe est tout d’abord ramené à l’échelle de la famille, par Freud, mentionnant le poids du « roman familial », avant d’acquérir une dimension personnelle au travers de l’exposé lacanien du « mythe individuel du névrosé ».

À mon avis, et dans la version que nous en retiendrons, le mythe individuel n’est pas l’apanage de la névrose mais se vérifie, toute proportion gardée, chez tout quidam. Il est le récit que fait un sujet de son histoire personnelle, dans lequel les événements clefs sont habituellement réorganisés dans un ordre imparfaitement chronologique et mis en relation selon une logique causale, afin de justifier qui l’on est, d’où l’on vient, ce que l’on a fait.

Ce mythe est essentiellement composé, ou recomposé, à partir d’éléments tirés de notre passé, nos souvenirs propres et nos archives matérielles, auxquels s’amalgament de nombreux fragments issus ou reçus de l’extérieur : anecdotes, albums de photographies et non-dits à l’appui, nous n’échappons pas au récit familial – constituant, pour Freud, le « prologue » ou la « préhistoire » de l’individu ; des données éparses sont empruntées à l’Histoire et aux Grands récits sociétaux véhiculés par les médias, lectures et autres chroniques populaires ; enfin, certaines portions de nos aventures imaginaires s’y insinuent.

Qu’il soit oral – un patient à son psychiatre, un père à son fils – ou mental – à soi-même lors d’un monologue intérieur –, ce mythe, à la fois complexe et synthétisé, prend indispensablement la forme d’une narration. C’est en particulier sa narrativisation qui intéresse Lacan, en ce sens qu’elle participe du processus de construction de soi (notre histoire, notre identité, notre unicité) et fait, en quelque sorte, fonction de constitution d’une vérité – subjective, avancée comme objective (vous me saurez gré de vous épargner le topo sur la vérité qui ne peut être dite sans dire la parole elle-même.)

Au cours de leurs passages discursifs, les faits et scènes biographiques énoncés, répétés, ressassés, repassés, rejoués ou repensés connaissent inévitablement, aussi minimes soient-elles, des variations par rapport à la réalité historique. Avec le concours du temps, des défaillances de la mémoire et des subterfuges de l’esprit, s’opèrent quelques déformations et adaptations : des ajouts véniels, conscients et fantaisistes – pour que ce soit plus drôle, plus palpitant ou plus éloquent, on enjolive ; des omissions, de convenance ou involontaires – parce qu’on peut faire l’impasse sur certains détails, qu’il est préférable de ne pas dévoiler ou exhumer certains épisodes, on dissimule ; mais encore des fabulations ou des oublis, inconscients et primordiaux – lorsque la réalité est inassimilable pour le psychisme, son déni ou sa réinvention mensongère interviennent comme mécanismes de défense égotique (on l’observe notamment dans la mythomanie).

C’est avant tout par la répétition – procédé de base de l’autosuggestion, consistant grosso modo à « l’implantation d’une idée en soi-même par soi-même » – que le récit de soi s’imprime dans notre esprit, progressivement, durablement. On se prend à l’histoire qu’on (se) raconte, on y adhère, et par notre assentiment inconscient, elle s’inscrit dans notre mémoire au point de falsifier nos souvenirs ou d’en confectionner de nouveaux. La soi-disant « vérité » de l’histoire contée se superpose à la vérité historique, s’y substitue. Bien que fictionnalisé à travers la reconfiguration narrative de « morceaux choisis » eux-mêmes peut-être faussés, ne serait-ce qu’en partie, le mythe individuel trouve réalité aux yeux de son conteur – quid de l’auditeur ?

De l'origine auto-suggestive du Syndrome SGG

Revenons-en à notre sujet – multiple. En voyant dans combien de tableaux jaillissent, légèrement en retrait, au-dessus de l’épaule de la figure centrale, une ou des gueules monstrueuses prêtes à mordre, à planter leurs griffes pour juguler, on en vient à douter de la nature de ces doubles menaçants. Sont-ils purement métaphoriques, des représentations de démons intérieurs ? Sont-ils les objets d’hallucinations vécues par l’alter au contrôle, des portraits peints sur le vif du délire ? Est-ce que la persuasion de l’hôte d’être incessamment contré dans ses volontés, paralysé dans ses avancées, harcelé et dominé par une force supérieure impénétrable – quelque chose si ce n’est quelqu’un – aurait pu déclencher l’émergence de Gouniet jusqu’à le pourvoir d’une existence réelle ?

C’est ainsi, soit assez hasardeusement, que m’est venue l’idée de l’éventuelle origine autosuggestive du Syndrome SGG. Autrement dit : serait-ce à force de se ressentir, se croire ou s’imaginer pathologiquement multiple que l’individu se serait disloqué en plusieurs personnalités ?

Gouniet - Pacte avec les monstres, 2019

Gouniet, Pacte avec les monstres, 2019.

Impensable ! Saugrenu ! me diriez-vous, comme je l’ai pensé d’emblée. Pourtant, l’hypothèse aurait vraisemblablement reçu l’approbation d’Émile Coué, théoricien praticien de l’autosuggestion, pour qui toute idée ancrée dans notre esprit prédispose à sa concrétisation.

Par un argumentaire irrécusable étayé de garanties cliniques issues de son propre cabinet, le psychologue démontre, à sa manière, la suprématie de l’inconscient – nommé imagination – qui, détrônant la volonté (elle, consciente), préside à toutes nos actions et détermine leur potentielle exécution. Au carrefour de la certitude, de la confiance et de la croyance, l’imagination correspond à cette conviction intime induisant que, tant que cela est de l’ordre du possible, ce que l’on croit ou ce qu’on imagine à notre sujet tend à se réaliser ; et inversement, pour ce dont on se croit incapable ou ce que l’on imagine impossible.

Recourant à la répétition litanique comme d’une induction hypnotique, la méthode Coué permet à l’individu de conditionner consciemment son inconscient en vue de l’accomplissement des prophéties autoréalisatrices formulées. En substance, se rabâcher que tout va bien, de mieux en mieux et que je suis en train de guérir entraînerait mieux-être et guérison – ou du moins, engagerait sur cette voie.

Usuellement destiné au traitement de troubles, ce procédé serait-il à même d’en engendrer ? En supposant l’affirmative, il conviendrait de se demander pour quelle raison ou déraison l’imagination de l’hôte se porterait naturellement, ou serait sciemment orienté, vers une dissociation identitaire ?

SGG - Le Malade imaginaire

SGG, Le malade imaginaire, 2016.

La première explication envisagée est celle d’un trouble hypocondriaque (CIM-10 – F45.2). Qualifiant l’anxiété, l’inquiétude obsessionnelle d’être atteint d’une maladie grave, l’hypocondrie amène le sujet à l’interprétation excessive et souvent erronée de la moindre anomalie décelée.

Étonnamment pourtant, je n’ai jamais remarqué chez notre sujet multiple une quelconque préoccupation quant à son état de santé. Je ne peux toutefois m’empêcher d’établir un parallèle avec les individus d’origine souffrant de T.D.I. qui, couramment lors de leurs réveils post-amnésiques, sont submergés par une impression doublée de peur d’être sujets à la démence – peur justifiée dans leur cas.

Si un signe de pluralité (tel une fluctuation caractérielle soudaine et étrange) avait été détecté et mal interprété, devrais-je dès lors considérer que c’est l’appréhension qui aurait régi et dirigé l’inconscient de mon patient vers la psychopathologie qui le malmène aujourd’hui ?

La seconde explication d’un éventuel dédoublement autosuggestif nous conduit sur la piste du syndrome de Münchhausen (CIM-10 – F68.1). Classifié parmi les troubles factices, il est caractérisé par « la simulation ou la production intentionnelle de symptômes ou d’incapacités physiques ou psychologiques », dans le but d’attirer l’attention. Par effet placebo, des affections tangibles sont susceptibles de se manifester, mais les ouvrages scientifiques les précisent généralement modiques.

Pour explorer ce phénomène, nous pouvons nous référer à Platon qui, à son époque déjà, constatait que le faire « comme si » inhérent à la mimesis théâtrale provoque un inéluctable rapprochement, un resserrement entre l’acteur et celui dont il singe les comportements. Il avertissait que, par identification à l’autre joué, la simulation régulière risque d’avoir, au-delà de la période d’imitation, une incidence profonde sur l’usurpateur, allant jusqu’à l’aliénation et la dépossession de soi.

Alors qu’il est seulement question d’un jeu, certes fallacieux, se pourrait-il que par la feinte vouée à leurrer autrui, mon patient, tenant fermement son rôle, se soit pris à son propre jeu ? Désormais multiple, estime-t-il y avoir gagné ou perdu ?

Dessins d’enfance du sujet multiple. 1995-1998.

Une troisième et dernière explication considère le fantasme comme facteur de l’hypothétique l’auto-genèse pathologique.

Parmi la profusion de créations d’enfance soigneusement conservées par la mère de l’artiste, je fus interloqué de découvrir, au milieu de footballeurs et autres dinosaures, plusieurs illustrations mettant en scène des personnages « fous » ; on les reconnaît à leurs airs cabossés, déconfits, hébétés, étourdis, hagards, effrayés ou effrayants.

À cents lieues des centres d’intérêt infantiles ordinaires, les études de G.-H. Luquet attestent qu’il est rarissime qu’un gamin de cet âge (entre 4 et 7 ans selon ceux datés) aborde graphiquement cette thématique. Une singularité, curieuse, ne me laissant pas indifférent. Par-delà leur apparente candeur, je pressentais que ces scénettes étaient loin d’être innocentes ou anodines.

Lorsque, près de vingt ans après leur réalisation, je les soumettais au sujet multiple (assurément dérangé alors), ce dernier, trahi par son regard, fut presque instantanément happé par les images – réminiscentes ? –, ébranlé aussi ; avant de changer radicalement d’attitude et de feindre l’impassibilité – y eut-il un switch ?

J’ai du mal à concevoir que ces dessins aient été exécutés par simple mimétisme, gratuit et arbitraire, pastichant un cartoon ou un illustré pour enfant. Non, je reste persuadé qu’ils signifiaient, exprimaient ou présageaient une trame plus obscure, plus sérieuse : sinon une affliction enracinée en lui, gage d’un traumatisme initial ; sinon un penchant précoce pour « la folie » – pour lequel j’opte ici.

En règle générale, et plus encore pour les petits à qui l’on se contente de fournir des renseignements approximatifs et édulcorés, celui qu’on appelle gentiment « maboul » est investi d’un tas d’images d’Épinal, allant du bizarroïde à l’extravagant, du fantasque au surnaturel, du grotesque au monstrueux. De ce fait intrigant, ledit fou suscite de l’intérêt, par curiosité pour ce qui est différent, inconnu. Il est l’objet d’une certaine fascination, teintée de crainte, donc d’autant plus fascinante – obéissant à la loi de l’attraction-répulsion. Il se pourrait que, exalté par la frustration d’être privé de compréhension expérimentale de l’impact de la maladie mentale, l’engouement du garçon ait viré au fantasme, à l’aspiration. L’annotation « quand je s[e]rai gran[d] » (dessin ci-contre) témoigne même d’une confiance en sa projection : lui aussi, il sera dingue.

Alors, grandissant obnubilé par cette motivation, l’inconscient conditionné par la promesse de cette réalisation future, se pourrait-il que mon patient soit parvenu – miracle de l’autosuggestion – à ce à quoi il aspirait profondément, quel qu’en soit le prix à payer, fusse t-il au détriment de son équilibre psychique ?

Au risque de perdre en concision et de vous égarer au cours de cette lecture, il m’a semblé important de retracer jusqu’au bout le cheminement de mes réflexions ; incertaines, irrésolues, une fois de plus invérifiables, qui plus est en l’absence de preuve.

Force est d’admettre que la génération du Syndrome SGG par (auto)suggestion spontanée ou intentionnelle ne me convainc pas entièrement. Sans douter de la puissance de l’imagination à la sauce Coué, l’hypothèse me paraît tout de même tarabiscotée, farfelue. Ma rationalité mise à l’épreuve des invraisemblances dont regorge notre discipline, je n’exclus pas cette éventualité, mais considère néanmoins plus expédient de privilégier la piste « normale » de la dissociation en me concentrant sur la quête du traumatisme initial.

Quoi qu’il en soit, nous avons montré comment et pourquoi la vérité subjective du sujet multiple, assujettie aux visions de la réalité des alters, est non seulement impactée par la pathologie, mais également empreinte de rêveries. Nourri par l’imbrication de souvenirs empiriques, de constructions imaginaires et de récits extérieurs, le mythe multi-individuel auquel il et ils adhèrent implique que la vérité autobiographique transparaissant à travers leurs créations frôle fatalement le registre de la fiction. Et si elle en était une, elle serait assurément une fiction vécue ; une invention s’étant réalisée : l’individu a basculé de l’autre coté du miroir.

À ce jour, L.B. est bel et bien scindé, écartelé par des personnalités qui existent en lui, qui switchent au gré des triggers et des oscillations humorales, prenant tour à tour possession de leur hôte comme d’un pantin désarticulé, manœuvré, condamné à éprouver leurs affres et leurs passions, à subir leurs lubies et leurs excès. Il vit quotidiennement la pluralité de ses moi(s) ; il est eux.

L'art et la concrétisation du rêve

Il m’apparaît évident que la réalisation de la supposée fiction vécue tient en grande partie à la pratique artistique qui unit les alters du système SGG.

Hétéronyme de Fernando Pessoa, argonaute de la multiplicité, Bernardo Soares écrivait : « Ce qu’il est impossible […] d’obtenir, nous pouvons le posséder en rêve et c’est avec ce rêve que nous faisons de l’art. » (Le Livre de l’Intranquillité : Christian Bourgeois, 1982). J’ajouterais à cette assertion que l’art est un moyen de concrétiser le rêve.

Quelle que soit sa nature, la création artistique donne vie aux rêveries. De surcroît, la création plastique fait naître les rêveries en leur offrant une existence physique, ostensible et palpable. Elles adviennent dans le réel, incarnées dans leurs représentations. Les songes, qui paraissent volontiers vrais à l’esprit du sujet multiple, acquièrent par leur matérialisation un supplément de vérité.

S’adonner pleinement à l’activité artistique incite et permet la continuation et l’intensification des fabulations, dans l’espace physiquement restreint mais mentalement infini de la feuille de papier ou du support pictural. Les médias employés présentent quelques limites – liées aux propriétés des outils, aux formats –, mais les idées qui poussent à leur utilisation n’en rencontrent aucune. Tout ou presque devient possible ; les normes sont abolies ou redéfinies à la guise des créateurs.

L’atelier et le travail en cours d’élaboration sont des lieux dans lesquels il n’est plus de « réalité » ni « d’imagination » à différencier ; toutes deux cohabitent, coexistent de pair dans le réel de la matérialité de l’oeuvre. La vie imaginaire a autant de valeur et autant de véridicité que la vie routinière ; elles se complètent et se rejoignent confusément dans celle figurée. Ainsi, les instants de création sont des intervalles où les personas peuvent s’abandonner à leurs désirs, y accéder ; se laisser aller à leurs délires, s’y abîmer comme bon leur semble. Plus rien ne les retient. Ils peignent des anthropomorphes dont ils éprouvent sensiblement, psychiquement et esthétiquement la présence. Ils s’identifient aux personnages dessinés, se projettent en eux.

Les artistes tirent parti de la malléabilité de cet art nommé plastique qui, étymologiquement, est celui de la mise en forme. Ils donnent forme à leur vécu subjectif : des formes variées, retraçant des événements, exprimant leurs ressentis, transcrivant l’indicible de leurs perceptions – nous l’avons suffisamment répété. Mais ils façonnent et modèlent à souhait ces formes et ce qu’elles dépeignent ; ils minimisent et grossissent, arrangent et transforment pour les conformer à leurs volontés.

Nous pourrions alors nous exclamer qu’ils donnent à voir et ne racontent que des histoires, sans savoir si elles relèvent davantage de l’autobiographie mensongère ou de la réalité fantasmée. Toujours est-il que par ces dernières, le sujet multiple conte librement, en mots, en images et en volumes, son histoire.

Conséquences plastiques de la cohabitation conflictuelle de Smëms, Gro et Gouniet, lors d’une crise du sujet multiple, reclus plusieurs jours dans une pièce de son domicile maternel.
Épisode imposant son internement. 2015.

Création après création, il développe et érige un œuvre qu’il prédit comme celui d’une vie – celle de L.B. : son univers inter-personnel, un monde un peu fou dans lequel, éperonné par une autosuggestion tenace, il vit sa fiction et concrétise ses rêves. Et plus il rêve, plus il crée ; et plus il crée, plus il rêve, alimentant ainsi l’imagination de ses troubles consentis. La boucle est bouclée…

Si, au départ, le Syndrome SGG eut été uniquement l’invention trouble d’un « grand rêveur » désireux de posséder en rêve, au final, il est maintenant à la fois la cause et le témoignage de ses délires.

7 – À destinations multiples

Afin de parfaire votre compréhension du Syndrome SGG et de discerner ce qui sous-tend sa composante créative, notre ultime questionnement portera sur la destination de l’ouvrage du sujet multiple – terme par lequel s’entend d’une part sa fonction ou son usage : à quoi il est destiné ; d’autre part son adresse : à qui il est destiné.

Malgré l’ambiguïté dénoncée par les réflexions suivantes, il ne fait de doute pour personne que les artistes sont, généralement, les seuls destinataires de leurs travaux au moment où ils les exécutent. L’acte artistique comporte un caractère individualiste indéniable : les persona produisent avant tout pour eux-mêmes, pour répondre à leurs instincts créatifs et en retirer un plaisir immédiat, pour se divertir et prendre temporairement de la distance avec la réalité quotidienne en laissant parler leur imagination.

Il ne fait aucun doute non plus qu’ils en sont les premiers bénéficiaires, jouissant des vertus thérapeutiques de la pratique et de ses effets palliatifs mentionnées précédemment : extériorisation (SGG notamment), défoulement (Gouniet), soulagement des tensions physiques (Léon Blumenstein) et des souffrances morales (Gro), régulation de la nervosité (Lulu ou Lucien Bechowski), etc. Ils mettent à profit la création et son temps d’isolement, leur permettant un ressourcement narcissique et, variablement selon l’évaluation du résultat, un sentiment de satisfaction et un regain d’estime de soi. Si ces bienfaits ne constituent pas la finalité de l’exercice, ils en sont une conséquence précieuse et salvatrice appréciée des alters.

De la même manière, je présume qu’en consignant dans ses carnets de si nombreux témoignages de son expérience multi-personnelle, des épisodes, ressentis et méditations qui font la consistance et la saveur de son vécu, le sujet multiple sait que productions se parent d’une dimension mnémonique, sans que cette dernière soit le motif de sa démarche.

Influencé par des considérations sur la fuite du temps, sûrement est-il conscient de pallier les inexorables déperditions de la mémoire, en se donnant l’opportunité de remémorer ultérieurement ces divers pans de vie, sauvés de l’oubli. Il est le destinataire futur de ses travaux, mais on peut se demander si, régi par une certaine vanité – au sens double d’orgueil et de futilité –, il aspirerait à les transporter au-delà de son époque, à les pérenniser en laissant des traces de son passage à la postérité.

Gro, dessins de Noël pour ses amis, 2019.

Créations accrochées dans l’une des chambres du sujet multiple.

Lucien Bechowski, introduction du carnet Vivre, et puis…, 2017.

Au contraire de Smëms dont on connaît l’intérêt pour le milieu artistique et son ambition d’exposer ; à l’exception de Gro gribouillant parfois des bonshommes heureux pour les offrir à ses amis, la plupart des créations des autres personas voient le jour indépendamment du projet d’être montrées à qui que ce soit.

Est-ce pour autant que, par après, ils n’ont pas l’intention de les partager, de les faire voir ou lire ? Auteurs d’une œuvre fondamentalement égocentrée, sont-ils réticents à l’idée de divulguer un travail au contenu si intime – peut-être gênés d’en livrer tant à leur sujet, honteux de ne pas aborder d’autres sujets ? Mais, si les alters suggèrent ; si à travers les textes de Je-an ils dévoilent, exhibent tellement d’éléments les concernant ; s’ils se mettent à nu ainsi, n’est-ce pas pour qu’un voyeur les découvre ?

Si cette œuvre était secrètement animée par un élan d’extimité, à qui s’adresserait-elle ?

Au sujet de la destination de l’art, Jean Dubuffet, plasticien, mais également collecteur et penseur de l’Art Brut affirme : « Je crois avoir consigné que la production d’art – comme tout acte qui soit – implique une adresse à autrui. Mais quel autrui ? La figure d’autrui se vêt en effet de bien diverses robes. Autrui peut être un gouffre noir, inconnu, très lointain, à l’adresse duquel une bouteille est lancée à la mer. Ou bien au contraire avoir un visage, et ce visage il peut être ressenti comme réel, vraiment protagoniste, ou bien comme une pure projection imaginaire. Autrui, c’est pour d’aucuns, une projection de soi-même […] » (Asphyxiante Culture : J-J Pauvert, 1968).

Selon l’auteur, la création suppose un destinataire. Il en énumère les possibles modalités – individus ciblés ou inconnus, réels ou imaginaires – en suggérant perspicacement que, par projection, l’artiste peut lui-même être cet autre indispensable à la réception de l’oeuvre.

Transposée à mon patient, cette conception apparaît d’autant plus censée du fait de sa multiplicité. Le créateur de l’œuvre et les alters du système sont communément spectateurs : quasiment les seuls à se (re)lire, les premiers à contempler, longuement parfois, les dessins et peintures dispersés partout aux parois de leurs lieux de vie, pour leurs qualités décoratives, mais surtout parce qu’elles sont, pour eux d’abord, chargées de significations, d’affects et de souvenirs.

Qu’ils en déplorent les frasques et l’indigence ou qu’ils les applaudissent, émerveillés, les créations symptomatiques existent grâce à la considérations des personas. Elles vivent et gagnent en vérité à travers leurs regards, participant ainsi à entretenir leurs troubles et leurs illusions. Peut-être n’auraient-ils besoin de personne pour admirer leurs oeuvres, leurs propres égards semblant suffire pour que perdure la fiction vécue. Pourtant, ils ne peuvent s’enorgueillir d’une telle autosuffisance.

En effet, par moments et par endroits, ils s’adressent à autrui ; quelqu’un, ou quelques uns, que les pronoms personnels « tu » et « vous » de certains poèmes et billets d’humeur interpellent et incluent de force au propos. Tout conduit à penser qu’il s’agit d’un être fabulé, un lecteur ou un regardeur indéfini et quelconque, un tu ou vous potentiel recherché. Ladite « bouteille » m’apparaît jetée aux vagues essentiellement en guise d’appel à l’aide à qui voudra bien la saisir, et ainsi secourir l’hôte de sa dérive.

Innommée à de rares reprises dans les carnets, « Madame la psy », à qui des messages pas systématiquement cohérents sont émis, n’est d’après moi pas une destinataire réelle mais la métaphore d’une écoute souhaitée, une demande d’assistance ou de réconfort. Depuis peu, j’ai mis mon patient en relation avec une professionnelle pouvant correspondre à sa requête, curieux de ce qui pourrait sourdre de leurs entretiens – devant me faire à l’évidence que mon suivi ne parvient à tempérer la virulence de son syndrome.

En connaissance de cause, nous pouvons nous demander si le sujet multiple s’imagine un protagoniste réel à travers cette figure semi-personnifiée, s’il affecte un visage familier à celle dont il invoque la sollicitude : un mentor illustre ou un proche ; un ami ou un parent ; sa mère dont il ne saurait s’affranchir du cordon ; son père dont il ressasse le manque, incapable de savoir comment s’accommoder de la présence proposée.

Dans tous les cas, aussi sporadiques que paraissent ces apostrophes écrites, on peut, et peut-être même devrait-on y lire l’expression d’une volonté de communication et de décloisonnement. Qu’un interlocuteur concret prenne corps dans ce tu potentiel serait l’occasion pour l’individu de partager les fruits vinifiés de sa solitude. Probablement rêve-t-il de tomber sur quelqu’un qui se reconnaisse au moins un peu dans son histoire : un allocutaire qui connaisse un quotidien et une pluralité analogues, des maux, craintes et désirs dont ils pourraient bavarder ensemble, tenter de les expliquer, de les modérer ; à défaut de les cultiver s’il croisait la route d’un acolyte enclin à déconner avec lui.

Aucunement altruiste, comprenons bien que le « partage » évoqué consisterait principalement à la prolongation du fond narcissique à l’origine de la création.

Au delà d’une possibilité de dialogue, tout spectateur représente un moyen de fortifier l’existence des ouvrages et du mythe multi-individuel y étant narré, ces derniers acquérant une ou des réalités nouvelles et plus étendues à chaque fois que d’autres yeux que ceux des personas en prennent connaissance.

Mais la monstration des ouvrages permettrait de surcroît au sujet multiple de justifier sa propre existence et ce à quoi il consacre le plus clair de son temps – comme certains s’en enquiert si souvent. L’essentiel étant que le travail accompli soit établi et reconnu ; l’attention accordée de la sorte à l’humain suffit à lui donner une raison d’être, et à l’artiste, une raison de poursuivre dans cette voie. Néanmoins, probablement préférerait-il se voir gratifier d’une critique positive, afin de retrouver dans le regard d’autrui le reflet de l’estime qu’il a de son oeuvre et, par delà celle-ci, de lui-même.

C’est compte tenu de ces présupposés que j’ai décidé, en accord avec les principaux intéressés, du codéveloppement de ce site web. Sa publication sur l’internet relève d’une démarche expérimentale comportant une part de risque et d’imprévus : je ne peux prédire qu’elle sera sa réception et me méfie de ses répercussions émotionnelles, psychologiques et égotiques sur mon patient coutumièrement instable – oscillant tantôt entre confiance, tantôt entre défaitisme. Prudence et vigilance s’imposant, l’anticipation est primordiale.

La présentation de son cas à des attendus visiteurs vise à créer du lien et à engager L.B. sur le chemin d’une nécessaire ouverture à l’extériorité, à l’altérité. Nous ne pouvons qu’espérer que ce biais le mène à des échanges voire des rencontres enrichissantes et, dans l’idéal, qu’il trouve auprès de ces mesdames et/ou messieurs les psys – fussent-ils de comptoir – un moyen d’apaiser son intranquillité, un soutien occasionnel, ou bien une invitation à la remise en question.

Si une connexion à l’autre et au monde semble souhaitable, le retour à la réalité et les piqûres de lucidité induits peuvent se révéler abrupts, rudes pour qui ne tient pas tant à sortir de son cocon mental. On tombe de haut lorsqu’on n’a pas les pieds sur terre.

Alors que la diffusion de leurs créations devrait contribuer à rassasier l’excessif besoin de validation de certains personas, je crains par ailleurs que l’approbation de leur histoire puisse, à l’inverse des effets escomptés, alimenter plus encore la conviction par laquelle naît et persiste le Syndrome SGG. Il ne reste qu’à déterminer à quel point c’est grave Docteur ?